Comment expliquer le triomphe imprévu et fulgurant de l’épisode fondateur ?

Selon moi, plusieurs facteurs se combinent pour expliquer ce succès qui va bouleverser l’histoire du cinéma. D’abord, Star Wars ouvre un tout nouveau segment : le film familial de divertissement, qu’on appellera par la suite le « blockbuster ». À la fin des années 1970, à Hollywood et dans le monde de manière générale, il n’y a pas vraiment de cinéma familial. Les Disney sont destinés aux enfants, et les adultes ont tendance à roupiller pendant la séance. En outre, il n’y a pas réellement d’œuvres adaptées aux adolescents. Star Wars plaît à toute la famille, dès six, huit ans. C’est déjà une révolution. 

La deuxième raison, c’est que l’histoire est simple, facile à suivre : c’est la lutte du Bien contre le Mal. Les héros sont bien définis, on peut s’y identifier. Et s’il n’y a pas beaucoup de femmes, Leia est un personnage extraordinaire, indépendant et qui sait ce qu’il veut. Cela rompt avec le cinéma de l’époque et élargit la cible au public féminin de tous âges.

Les gros succès de l’industrie culturelle sont très souvent en rupture avec ce que l’on faisait avant. Star Wars, c’est typiquement ça : un film qui arrive et que personne n’attendait. La science-fiction, à l’époque, ne marche pas dans les salles. Le film de Kubrick 2001, L’Odyssée de l’espace était la seule référence. L’œuvre de Lucas ne s’appuie sur aucun précédent. Son retentissement va être comparable à celui des Dents de la mer ou d’Autant en emporte le vent, qui s’inscrivent dans de tout autres registres.

Mais le succès de Star Wars tient aussi, de manière plus anecdotique, à ses effets spéciaux, vraiment révolutionnaires. L’histoire cinématographique montre que, à chaque fois qu’un nouveau pas technologique est franchi, il y a un engouement du public. Les gens n’en croyaient pas leurs yeux et ne comprenaient même pas comment c’était possible !

Enfin, le film tombe au bon moment, juste après la guerre du Viêtnam. La période est assez morose, et arrive ce film enthousiasmant, avec une jolie histoire.

« Lucas est celui qui va donner à tous les gens comme lui le courage de vivre leur part d’enfance jusque dans l’âge adulte »

Quelles ont été les influences de Lucas pour créer cette saga ?

Je définirais Lucas comme le premier adulescent de l’histoire. C’est celui qui va donner à tous les gens comme lui le courage de vivre leur part d’enfance jusque dans l’âge adulte. Il a souhaité reproduire ce qui l’avait fait rêver enfant dans les comic books et à la télévision : Flash Gordon, Buck Rogers et, plus encore, les serials, ces courts métrages des années 1930-1940 qui étaient diffusés au cinéma avant le film principal et qui s’achevaient presque toujours par un cliffhanger spectaculaire, donnant envie de revenir la semaine suivante pour voir si le héros allait s’en sortir. Dans les années 1950, les chaînes de télévision avaient besoin de contenus. Elles ont repassé ces vieux serials à un rythme quotidien. C’est ainsi que Lucas les a découverts. Ce sera sa première influence, la plus forte. Ensuite, il a lu et vu des tas de choses : Edgar Rice Burroughs, Tolkien, Kurosawa… Au moment de créer Star Wars, il va puiser dans ses multiples influences. 

On évoque aussi souvent l’influence déterminante du Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell ?

Alors qu’il écrit son scénario, Lucas lit pour trouver des idées, des manières d’aborder les problèmes et de leur apporter des solutions. Campbell explique comment fonctionnent les mythologies et ce qu’ont en commun l’ensemble des mythes. Cette lecture permet à Lucas de réaliser que toutes les histoires qu’il connaît et qu’il aime partagent certains traits et qu’en suivant ce fil, il peut créer une œuvre très cohérente et universelle en se concentrant sur l’essentiel. Il reprend alors tout ce qu’il a écrit pour mieux l’articuler et le simplifier. Ensuite, beaucoup de gens ont pensé que pour écrire un scénario de film d’aventure réussi, il fallait respecter le monomythe, c’est-à-dire la structure qui, selon Campbell, est celle de tous les mythes. C’est devenu pendant la décennie suivante la référence ultime. Avec des résultats pas toujours très heureux, puisque ce n’est bien sûr pas si simple. 

Star Wars contient-il une morale ou des leçons ? 

Il y en a, mais elles relèvent d’un bon sens assez standard. Star Wars arrive à une période où la société change, avec l’essor de la contre-culture. On assiste à une perte d’identité et de repères. Les valeurs dominantes sont en train de se craqueler, la religion en particulier. La jeunesse tend à se détacher de cette moralité-là, et les grands contes et légendes, si importants pour la construction morale et psychologique, n’ont plus le vent en poupe.

Star Wars propose une nouvelle mythologie, qui reprend les codes des anciennes, à laquelle on peut se référer au quotidien et sur laquelle les enfants peuvent s’appuyer pour se construire. On voit aujourd’hui à quel point les gens ont été marqués par les thèmes de la saga, sa dimension morale, la sagesse incarnée par Yoda et les Jedi de manière plus générale. Une société a besoin d’avoir des mythes en commun. 

Le film parle-t-il de la même façon d’un bout à l’autre de la planète ? 

La pop culture émerge vraiment avec Star Wars. On ne trouvera sans doute pas de phénomène aussi transgénérationnel, transculturel véritablement international. Star Wars a fonctionné partout, peut-être pas immédiatement dans certains territoires où Hollywood avait du mal à s’exporter, notamment en Asie, mais ç’a été aussi universel qu’on puisse l’espérer quand on est un créateur. Et encore une fois, les prouesses technologiques du film lui ont ouvert des portes : en URSS, des copies circulaient sous le manteau… Dans toutes les cultures, ç’a été l’émerveillement.

De quelle façon Lucas, qui vient du cinéma indépendant, s’inscrit-il dans l’histoire de son médium ? 

Pour moi, Star Wars reste un film d’auteur. C’est la vision de Lucas, son regard, sa sensibilité. On va tenter de le copier, sans jamais atteindre de tels sommets. Ce n’est pas un film de formule. Lucas a créé une recette qui ne ressemble à rien d’autre. Son succès gigantesque va changer l’industrie cinématographique. À commencer par la manière d’exploiter les salles. À l’époque, il n’y a pas de multiplexes, avec quinze ou vingt salles. Dans chaque ville, le cinéma, c’est un film à l’affiche, parfois deux.

Aux États-Unis, Star Wars reste programmé pendant un an, ce qui a un impact énorme sur la vie culturelle du pays et sur l’économie du cinéma. Il n’y avait plus de place pour d’autres films ! Les exploitants ont gagné tellement d’argent avec la première trilogie que ça leur a donné les moyens de construire ces nouvelles salles. Lucas en était très fier. Il pensait que cela permettrait à des films moins commerciaux d’être projetés. Je ne sais pas si ça a complètement fonctionné, mais cette innovation a bouleversé l’économie du cinéma. Néanmoins, le succès de Star Wars a aussi eu pour effet de rétrécir la créativité des films à gros budget, conçus pour avoir le plus de chances de marcher. 

Lucas s’inscrit-il dans une généalogie cinématographique particulière ?

Ses influences sont là encore très diverses. Godard, notamment, même si le lien ne saute pas aux yeux. Pour Kurosawa, c’est plus évident, du fait des similitudes scénaristiques avec La Forteresse cachée. Lucas donne l’impression de faire du cinéma très grand public, mais ses premiers films, THX 1138 et American Graffiti, sont très pointus. Je me demande quel artiste il serait devenu s’il n’avait pas fait Star Wars ou si ça n’avait pas été un tel succès. Quoi qu’il en soit, il s’est nourri de choses très intellectuelles. Cela explique la richesse de son cinéma, qui possède toujours une forme de sous-texte – l’impérialisme américain et la guerre du Viêtnam dans la première trilogie, par exemple. 

Quelle part Lucas a-t-il prise dans L’Empire contre-attaque ou Le Retour du Jedi, qu’il n’a pas réalisés ?

Il en a écrit le scénario et dicté la direction à leurs réalisateurs qui ont été, pour ainsi dire, ses hommes de main. Irvin Kershner a un grand talent. Il a fait un excellent travail, mais L’Empire contre-attaque, c’est quand même la vision de Lucas. Concernant Le Retour du Jedi, il est assez rapidement venu mettre le nez dans le travail de Richard Marquand, qui n’avait pas de bons rapports avec l’équipe et s’est vite révélé incapable de tenir une production de cette ampleur – Lucas voulait éviter que le film donne lieu aux mêmes dépassements de budget que l’épisode précédent. La première trilogie porte donc autant sa marque que la deuxième, qu’il a entièrement réalisée pour le meilleur et pour le pire.

L’univers de Star Wars a-t-il évolué avec la société ? 

Tant que Lucas était aux commandes, c’était sa vision, et il pouvait jouer avec comme il le souhaitait. Pour la prélogie dont les épisodes sont sortis entre 1999 et 2005, avec tous les moyens possibles à sa disposition, il a pu laisser complètement libre cours à sa créativité, sans contrainte matérielle. À cet égard, je ne pense pas qu’il ait été influencé par le monde extérieur. Les films de Disney répondent, eux, à une sorte de cahier des charges. Même si les gens les plus talentueux travaillent sur ces films, ils restent des investissements gigantesques – 533 millions de dollars pour le premier, un record absolu. La firme cherche à assurer ses arrières en enlevant toutes les aspérités pour prendre le moins de risques possible et parler au plus grand nombre. Personnellement, je ne les trouve pas très intéressants. Rey est vue comme une avancée parce qu’elle est au centre de la nouvelle trilogie, mais un univers la sépare de Leia ! C’est un personnage assez plat, qui sait déjà tout faire avant sa formation. Enfin, cela n’empêche pas les petites filles de s’identifier à elle, et tant mieux !

Il faut ajouter à cela l’aspect fan service, la multiplication des clins d’œil aux œuvres précédentes… Cela se fait souvent de manière outrancière, au détriment du scénario. On ne sera jamais en rupture avec quoi que ce soit si l’on demande au public ce qu’il veut ! Mais j’ai la conviction qu’une fois que la franchise sera un peu passée de mode et brassera moins d’argent, des réalisateurs pourront s’en emparer et y insuffler de la créativité. C’est déjà en partie le cas dans certains films et séries dérivées. Sans être un chef-d’œuvre, The Mandalorian a le mérite de ne pas commettre d’impair majeur. Les gens y retrouvent un peu de la magie et de l’esprit d’origine. Et le film Rogue One fait l’unanimité auprès des fans que j’ai rencontrés, car il se suffit à lui-même et a un aspect assez noir. C’est la preuve qu’il est encore possible de faire un blockbuster Star Wars avec de la personnalité. 

Qu’est-ce qui vous fascine le plus finalement, le parcours de Lucas ou son œuvre ?

L’histoire de George Lucas est profondément humaine. Tout le monde peut s’identifier à ce petit gars introverti qui apparaît démuni face à l’hégémonie et à la dictature des studios. Il est perdant dès le départ, il ne peut pas gagner contre ce système, mais il a une certaine grandeur, un optimisme, du courage, de l’audace, de la détermination, de la persévérance. Son parcours résonne en nous. L’histoire de Luke Skywalker est évidemment la sienne. C’est le petit fermier qui vit dans un coin perdu de la galaxie – Lucas a grandi dans un bled paumé de Californie –, et il est difficile de ne pas voir le lien entre l’Empire et Hollywood. C’est David contre Goliath ! Lucas sait que les grands studios vont tuer sa créativité. Il essaye de les prendre à leur propre jeu. Son parcours a parfois des allures de chemin de croix, mais c’est réjouissant de le voir gagner à la fin. Pour moi, son histoire est dans l’absolu plus touchante que ses films. 

 

Propos recueillis par M.M. & MARIE VINCENT

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