Un libre arbitre lointain, très lointain…
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Star Wars est plus qu’une saga : c’est un lore. C’est-à-dire, l’accumulation d’imaginaires innombrables autour d’un noyau de neuf films plus deux (ou trois selon les croyances). Avec, pour résultat, un des plus massifs univers fantasmatiques connus.
Pourtant, l’arc narratif qui sous-tend Star Wars peut paraître simpliste : un jeune orphelin/une jeune orpheline accablé·e par le sort se voit doté·e (et lesté·e) d’un pouvoir étrange qui le/la mène à se battre au plus haut niveau politique contre le pire des pouvoirs – et à gagner. Et cette victoire sera provisoire. Point final. Or personne ne se plaint jamais de cette pauvreté narrative. En tout cas, pas au point de gâter l’enthousiasme que Star Wars soulève, génération après génération. Tant il est vrai que cette limpidité formelle permet aux imaginaires très divers qui s’expriment dans le lore de s’emboîter avec grâce.
« Chez les Sith, on ne décide pas : on obéit »
Mais alors, la saga Star Wars ne serait-elle qu’un éternel recommencement ? Ses personnages, pris dans les rets d’une nécessité étroite, ne seraient-ils que de petits soldats de plomb privés de tout libre arbitre ? C’est une excellente question.
La saga Star Wars fonctionne, scénaristiquement parlant, par bloc. Le principal, le plus sombre et le plus inusable, le velours noir sur lequel étincelle le diamant blanc des Jedi, c’est bien sûr celui des Sith. L’allusion aux nazis est transparente : les Sith et leurs sbires sont tous des hommes et tous des soldats, des fanatiques à la nuque bien rasée qui se vouent farouchement à un chef obscur. Irrévocablement méchants, défilant en rangs impeccables et explosant en colères désordonnées, ils n’excellent que dans l’art de la mise en scène brutaliste et dans celui de s’habiller au cordeau. Ils sont dénués de tout sens commun et de tout sens du bien public, d’éthique comme de morale, de fun, et n’ont pas un atome de libre arbitre. Chez les Sith, on ne décide pas : on obéit. Et quand on est au sommet, on ne décide pas non plus : on obéit à l’impérieuse nécessité de détruire tout ce qui bouge. Ce n’est donc pas dans ce bloc-là, le bloc Sith, qu’on verra se lever le bout de l’oreille de la moindre « aptitude à se déterminer librement pour agir et penser » : le libre arbitre.
Et du côté des Jedi ? Eh bien, les Jedi sont les gentils. Les Jedi sont bons. Les Jedi sont forts, fiers et charitables. Est-ce à dire qu’ils sont libres de décider et d’agir à leur guise ? Pas du tout. Ce sont des archanges, des saints, des paladins, des guerriers investis d’une foi en leur mission aussi lourde qu’une armure ou une chaîne. Dans la trilogie originale, les Jedi sont cornaqués par une croyance religieuse dont le grand prêtre est maître Yoda. Dans la prélogie, ils sont déterminés par une prédisposition génétique. Et dans la postlogie, ils sont écrasés par un destin familial. Sur le velours noir des Sith, le diamant blanc des Jedi brille comme une pierre, splendide et inamovible.
Au niveau social, les Jedi se tiennent toujours un peu en marge du pouvoir (dans la prélogie), ou rejoignent carrément les rangs de la rébellion contre l’ordre établi par les Sith (dans tout le reste). Est-ce au sein de cette rébellion que peut fleurir le libre arbitre ? Non plus. Car si la rébellion héberge des profils un peu plus variés que les rangs Sith et Jedi, elle n’a pas davantage de latitude dans ses décisions. Il lui faut sans cesse lutter pour sa survie et pour que triomphe le Bien. Tout ça ne laisse pas beaucoup d’espace pour le libre fonctionnement de l’esprit et le libre choix de ses actes. Il n’empêche que c’est au sein de la rébellion qu’on trouve quelques profils un peu plus indépendants que les autres, au premier rang desquels étincelle le charisme de Han Solo. Pauvre Han. À chaque fois qu’il essaye de s’extraire des rets déterministes du lore, il y est ramené par des liens affectifs, que ce soit son amitié pour Luke, son amour pour Leia ou ses devoirs de père. Et finalement, il y laisse sa vie aussi bien qu’un Jedi.
Alors, qui réussit à se mouvoir librement dans l’univers de Star Wars, aussi scénarisé qu’un épisode de Scooby-Doo ? Pas les personnages principaux, nous venons de le voir. Et les comparses ? Les robots, par exemple ? Ils n’obéissent pas à la Force, ni aux ordres d’un général dément, en effet. Mais ils remplissent des missions avec exactitude. Et quand C-3P0 tente de sauver sa carcasse des batailles du lore, son affection pour R2-D2 le ramène immédiatement dans le courant irrésistible des événements. Ce qui mène à un point tout à fait remarquable : Stars Wars traite les attaches affectives avec méfiance.
D’ordinaire, dans une saga, les personnages égarés par la cupidité ou l’ambition, ou l’obéissance aveugle à des ordres infâmes, finissent sauvés par l’amour. Pas dans Star Wars. Dans Star Wars, le personnage qui n’obéit pas à la cupidité, à l’ambition ou à son adjudant obéit à des sentiments. Et ceux-ci ne lui laissent pas davantage de latitude à exercer son libre arbitre. Nous l’avons vu avec Han Solo, avec C-3P0. C’est encore plus évident avec Finn, ce Stormtrooper repenti que son amour pour Rey contraint à rester dans le game, et avec Anakin : plus il essaye de sauver sa bien-aimée, plus il se darkvadorise. Quant à Kylo Ren, il constitue la plus grosse preuve des conséquences catastrophiques des sentiments, en l’espèce ceux qui unissent Leia et Han. Même à la toute fin de la dernière trilogie, quand Kylo redevient Ben par amour, il ne fait que rencontrer son destin et sa fin. Dans Star Wars, l’amour n’est qu’une des forces écrasantes qui maintiennent les personnages dans leur déterminisme.
« Les personnages, au lieu d’avoir une vie, ont un destin »
Mais il ne faut pas en vouloir aux personnages de Star Wars, ni au lore. Cette contrainte, ce déterminisme perpétuel, c’est l’ombre portée du monomythe qui a inspiré Lucas. Je vous invite à le découvrir dans Le Héros aux mille et un visages de Joseph Campbell, si ce n’est déjà fait. C’est ce mode d’emploi qui fait des héros de Star Wars les jouets d’un destin plus grand qu’eux (ou d’un scénariste pas très inspiré, diront les plus venimeux).
C’est qu’au fond, il ne faut pas trop en demander à Star Wars. Star Wars reflète des combats intérieurs qui atteignent leur climax à l’adolescence : qui suis-je, où vais-je et pourquoi ? Star Wars parle des choix qu’on fait et du prix à payer. Mieux : Star Wars donne à ces questionnements banals une dimension épique. Il est toujours plaisant de voir un destin lambda s’élever au niveau de l’épopée, et devenir le pivot de la politique d’une galaxie. Mais une fois rendu au réel, on n’a pas appris grand-chose, ni sur soi ni sur le monde. Quoique. Star Wars contient un certain nombre de réflexions politiques intéressantes. Au premier rang, je placerai la description du mécanisme sournois par lequel s’installe une dictature, et bien sûr la phrase inspirée de Padmé Amidala : « Ainsi s’éteint la liberté, sous une pluie d’applaudissements. »
Pour conclure, il me semble que Star Wars plaît précisément à cause de son uniformité scénaristique. Ses personnages, au lieu d’avoir une vie, ont un destin, et c’est une chose qui nous manque, nous qui sommes condamnés à la liberté. Star Wars a une fonction fantasmatique : ce lore nous propose un monde plus simple que le nôtre, où les méchants sont très méchants et les gentils contraints à l’héroïsme. Privés de la liberté de choisir leur voie, ils sont dépourvus des angoisses communes et nous libèrent des nôtres quand nous jouons à nous identifier à eux.
C’est peut-être la raison, ou une des raisons, pour laquelle nous continuerons longtemps à jouer avec ces petits soldats de plomb que nous pouvons manier avec aisance, tous ensemble. Et, cerise sur le gâteau, nous les mènerons toujours contre le même archenemy, l’épouvantail de notre temps et de notre continent, depuis Londres jusqu’à Moscou, depuis près d’un siècle : le Nazi. Car si Star Wars est un des plus massifs univers fantasmatiques connus, c’est aussi, carrément, le plus gros point Godwin du monde.
Conseiller technique MILES NIKREIN
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