Dans quelle mesure la saga peut-elle être considérée comme une fable politique ? 

Dans la mesure, déjà, où elle est construite autour d’un monde politique réel, avec une république, une capitale, des monarchies, des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Si les œuvres de science-fiction se déroulent presque toutes soit dans une dystopie, soit dans une uchronie, elles pensent néanmoins toujours le monde tel qu’il fonctionne. Star Wars n’échappe pas à cette règle. Ces films ont aussi une dimension géopolitique : ils posent la question fondamentale de ce qu’on fait de la puissance quand on en dispose. S’en sert-on pour faire le bien ou pour faire le mal ? Et comment définir ces notions ? Ces questions récurrentes en font une saga politique et très ancrée dans le temps. 

« Il n’est pas question d’un empire qui s’oppose à une république, mais d’une république qui se dissout dans un idéal impérialiste »

Quel discours tient la saga sur le fascisme ? Au-delà, peut-on y lire une critique de l’impérialisme, voire du capitalisme ?

Si le succès de Star Wars perdure depuis aussi longtemps, c’est que c’est presque un test de Rorschach : on y voit ce qu’on veut y voir. J’y ai d’abord discerné la critique de l’impérialisme. George Lucas ne cache d’ailleurs pas s’être inspiré de la résistance Viêt Minh pour créer les Ewoks, comme il l’a redit à Cannes cette année. Cette dimension très politique a peu été perçue à l’époque, où l’on a surtout vu le côté grand spectacle. Mais Lucas a commencé l’écriture de Star Wars en pleine guerre du Viêtnam. Il se demande alors ce qu’est en train de faire l’Amérique : les États-Unis, nés d’une guerre d’indépendance contre la monarchie britannique, ne sont-ils pas en train de se perdre en devenant à leur tour une puissance impérialiste ? En cela, le réalisateur se fait l’écho d’une tradition anti-impérialiste remontant à la guerre hispano-américaine de 1898 à l’issue de laquelle les États-Unis acquièrent les Philippines, Porto Rico et Guam. Dans la saga, il n’est pas question d’un empire qui s’oppose à une république, mais d’une république qui se dissout dans un idéal impérialiste et, dans un second temps, l’idéal démocratique se transforme en idéal fasciste, totalitaire. Et là, Lucas brouille les pistes en empruntant des codes esthétiques au fascisme ou au nazisme, notamment au Triomphe de la volonté de la cinéaste nazie Leni Riefenstahl, avec ces foules nombreuses, indistinctes. Le fascisme, c’est un système politique dans lequel l’individu disparaît au profit du collectif au nom d’un idéal porté par un chef qui se présente comme l’incarnation du peuple. C’est ce que fait Palpatine dans la prélogie. On retrouve aussi l’idée d’une violence arbitraire à travers Dark Vador, le bras droit maléfique du dictateur. À la sortie du film, les gens perçoivent bien qu’au-delà de la science-fiction il y a une vraie défense des libertés.

Dans une interview de 1978, le cinéaste et écrivain Alejandro Jodorowsky reprochait au film d’être en lui-même fasciste et d’inciter au militarisme. 

Je ne pense pas du tout. Je ne vois pas dans Star Wars de fascination pour la violence, même si elle demeure la solution face à la violence. La vraie critique – anachronique – que je ferais au film, c’est son invisibilisation des femmes, corrigée dans la dernière trilogie avec Rey. La princesse Leia est un personnage fantastique, mais qui est mis à la marge. Han Solo bafoue son consentement en l’embrassant de force, et leurs rapports sont déséquilibrés – cf. les répliques : « – Je t’aime. – Oui, je sais. » Et des deux jumeaux, il n’y a que son frère Luke qui sente la présence de leur père. Leia est pourtant censée avoir le même potentiel.

Face à l’Empire, la saga dépeint-elle un ordre désirable ? 

Elle représente bien un ordre démocratique, qui s’appuie sur une république, seulement certains y sont au-dessus des autres et n’ont pas été élus démocratiquement, mais désignés du fait de leur génie. Je pense à l’ordre des Jedi, bon par définition, doté de tous les talents et qui sait mieux que les autres comment les protéger et les guider. Cela résonne vraiment avec la culture politique américaine dans laquelle l’idée de l’oligarchie voire de l’aristocratie, au sens du gouvernement des meilleurs – par le talent mais aussi la naissance –, est importante. C’est assez propre aux États-Unis. Les Pères fondateurs se méfiaient déjà, en 1776, de la démocratie, estimant qu’elle conduirait forcément au chaos et se détruirait par elle-même. 

Et concernant le capitalisme ? 

Dans la deuxième trilogie, la fédération du commerce incarne le mal. On peut y voir l’idée que l’ouverture totale à la mondialisation peut être dangereuse, car elle entraîne une perte d’identité et de valeurs. C’est un discours qui fait écho aux grandes années de l’altermondialisme. Mais le paradoxe total, c’est que Star Wars est une machine à billets, elle-même mondialisée dans son processus de création et de diffusion. S’il s’inspire de l’histoire américaine – par exemple, de la guerre de Sécession dans La Menace fantôme –, Lucas a l’intelligence de faire une œuvre universelle par ses thèmes : la recherche du père, l’amour, le bien, le mal… Et les produits dérivés offrent eux aussi un grand terrain de jeux. Le discours tenu dans Star Wars peut être anti-impérialiste, mais la chose elle-même est impérialiste. Et c’est en cela que c’est fascinant de regarder cet objet à plusieurs échelles. 

Dans votre livre, vous faites de la première trilogie un visage de l’Amérique reaganienne, et en même temps Lucas a plusieurs fois exprimé une forme d’hostilité à l’égard de certaines figures du Parti républicain comme Nixon, Bush Jr. et Trump… 

Star Wars est une œuvre progressiste, anti-impérialiste, mais certains tenteront d’exploiter sa puissance à d’autres fins politiques. En 1983, au moment où l’administration Reagan présente son initiative de défense stratégique, ce bouclier antimissile nucléaire, les journalistes, puis les conseillers du président, commencent à désigner ce projet par l’expression « Guerre des étoiles ». Lucas va même porter plainte, et perdre… La chose la plus fascinante que j’aie remarquée en revoyant les films avec mon regard d’historien, c’est la façon dont l’œuvre se retourne contre elle-même et celui qui l’a créée. On l’interprète comme un discours américain contre l’URSS, ce qui à mon avis n’est pas du tout dans l’œuvre. Le critique de cinéma Serge Daney disait : « Il y a des films qu’on regarde et des films qui nous regardent. » Là, on est sur des films qui nous regardent, qui regardent notre époque et qui s’y adaptent. 

Y a-t-il d’autres liens entre la saga et la sphère politique ? 

Les deux trilogies ont leur vérité. La première décrypte la recherche du père et la construction du mal. La deuxième, dont le premier épisode sort deux ans avant l’arrivée de Bush Jr. au pouvoir, analyse la manière dont un dictateur accède au pouvoir et détruit une république. Lucas, à travers les manœuvres du sénateur, puis chancelier Palpatine, y montre à quel point on peut user de la peur pour amener un peuple à accepter des mesures liberticides, un phénomène au cœur de l’Amérique post-11-Septembre, avec le tournant sécuritaire du Patriot Act. 

La saga présente-t-elle des moyens de résister à cette spirale de la peur ? 

Il me semble qu’elle décrit davantage qu’elle ne prescrit. Il ne s’agit pas d’un manuel de survie en contexte autoritaire. À moins d’être des Jedi, difficile de nous munir d’un sabre laser pour nous défendre ! (Rires.) Mais le simple fait d’exposer ces mécanismes est une manière de prendre le citoyen pour un adulte – même si l’on espère qu’il achète des produits dérivés ensuite. Lorsque Palpatine s’exclame : « Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes avec les terroristes », c’est surprenant parce que George Bush Jr. dit la même chose après le 11-Septembre ! C’est là que repose la dimension civique de ce film : habiller un discours très politique dans un péplum interstellaire. 

Si j’étais encore professeur d’histoire-géo, je montrerais Star Wars aux élèves : c’est un véritable cheval de Troie pour enseigner l’histoire des États-Unis et, plus largement, faire un cours de sciences politiques. C’est un instrument formidable pour faire réfléchir des jeunes, ou des moins jeunes, qui n’auraient pas lu Machiavel. 

 

Propos recueillis par EMMA FLACARD, MARTIN MAUGER & MARIE VINCENT

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