Qu’on ait visionné ou non les films Star Wars, tout le monde a entendu parler du « Côté Obscur de la Force ». Il est vrai qu’à première vue, l’univers créé par George Lucas, qui admettait lui-même avoir imaginé un film pour enfants mettant en scène la lutte du Bien contre le Mal dans la veine de Disney, est d’apparence plutôt manichéenne. D’un côté, le camp des méchants (l’Empire) avec ses prêtres (Sith) et leurs messes noires, ses soldats au nom évocateur – « Stormtroopers » sonne comme l’allemand « Sturmabteilung », qui désigne les sections d’assaut du parti nazi –, et ses leaders dont la laideur morale se reflète jusque sur leurs visages défigurés (Palpatine, Dark Vador). De l’autre, le camp des gentils (la Rébellion), avec ses samouraïs vertueux (les Jedi), ses jeunes héros charismatiques (Leia et Luke), et même ses « vauriens » au grand cœur (Han Solo et Lando Calrissian) qui remisent leur petit intérêt égoïste pour servir la bonne cause. Cette galaxie a beau être lointaine, très lointaine, si elle n’avait rien d’autre à offrir qu’une série de joutes au sabre laser – certes fort divertissantes – entre fascistes 2.0 et cow-boys de l’espace, on en aurait vite fait le tour. La Guerre des étoiles, pourtant, n’a pas fini de nous fasciner. Se pourrait-il que tout ne soit pas noir sous le masque de Vador, ni parfaitement reluisant chez Yoda et ses frères de lumière ?

D’où vient le mal, exactement, dans Star Wars ? Yoda répond, s’adressant au jeune Anakin Skywalker : « La peur est la voie qui conduit au Côté Obscur. La peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance. Je perçois une grande peur en toi. » On ne saurait mieux cerner le profil du futur Dark Vador, ni prédire sa chute plus méticuleusement : tétanisé à l’idée de perdre ceux qu’il aime, furieux de se sentir impuissant à les protéger, puis assoiffé de vengeance envers les assassins de sa mère et envers ceux (les Jedi) qu’il soupçonne de l’avoir empêché de réaliser son plein potentiel, Anakin, le petit pilote prodige, le fils attachant, l’époux dévoué, le Jedi prometteur, finit en meurtrier d’enfants mégalomane. 

« Le mal n’est pas la conséquence d’un destin inéluctable, mais celle de nos choix »

On comprend dès lors d’où Palpatine tire son incroyable puissance : il sait, en virtuose, instrumentaliser les peurs tel Iago manipulant Othello, en multipliant les masques. Artisan de la chute d’Anakin sous les traits de Dark Sidious, il lui promet de sauver Padmé en lui enseignant comment dompter la mort. Marionnettiste de Snoke, chef suprême du Premier Ordre, il joue avec les insécurités de Kylo Ren pour le contrôler et, par son truchement, attirer Rey jusqu’à lui. Pire : déguisé en sénateur soucieux de préserver la République, il parvient à tromper durablement le conseil des Jedi lui-même ! 

Si le mal s’infiltre de toutes parts, s’il n’épargne personne, y a-t-il encore un sens à confiner l’obscurité à un « côté » ? Mace Windu, qui a tôt fait de détecter l’arrogance d’Anakin, semble aveugle à son propre orgueil lorsqu’il décrète (à tort) que le comte Dooku ne peut avoir commandité l’assassinat de Padmé, puisqu’il fut un Jedi et que, de ce fait, le meurtre « n’est pas dans sa nature ». Obi-Wan n’est-il pas hanté par l’angoisse de voir Luke déchoir (« Je ne veux pas laisser l’empereur t’emporter comme il a emporté ton père ») ? Luke ne devient-il pas, à son tour, celui qui, de peur que son padawan Ben Solo ne devienne un nouveau Vador, le précipite sur cette voie en tentant de l’assassiner dans son sommeil ? Ben serait-il devenu Kylo Ren s’il n’avait pas, depuis l’enfance, si souvent perçu dans le regard que posaient sur lui ses parents et son oncle le spectre de sa propre transformation monstrueuse ? 

Le sage Yoda lui-même cède parfois à ce penchant fataliste : « Une fois que tu commences à dévaler la pente de l’obscurité, elle dominera à jamais ta destinée. »

Là réside l’erreur tragique des Jedi : dans l’ontologisation du mal. À force de se le figurer sous les traits d’une « nature » ou d’une malédiction familiale, ils mâchent malgré eux le travail d’endoctrinement de Palpatine. La rédemption d’Anakin à la fin du Retour du Jedi, et celle de Ben Solo à l’issue de l’épisode IX, parce qu’elles coïncident avec la prise de conscience de leur fourvoiement et leur libération du joug de l’empereur, nous indiquent la meilleure arme contre le fanatisme. Le mal n’est pas la conséquence d’un destin inéluctable, mais celle de nos choix. Aussi mythiques soient-ils, les Jedi et les Sith sont, comme le commun des mortels, condamnés à être libres. 

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