« Je pense que Ça va être très compliqué, car il y a beaucoup de choses à revoir, et pas seulement au niveau de la production elle-même. » Cette phrase, que m’écrivait il y a quelques jours une éleveuse de porcs bretonne, évoque le défi de la compétitivité économique qui s’impose à son exploitation, à l’organisation de sa filière, et plus largement à la « ferme France ». Mais pas seulement. Elle suggère également le mal-être qui dépasse, et accentue, l’expression d’une crise sectorielle. Beaucoup d’éleveurs, de viticulteurs, d’arboriculteurs, et même de céréaliers, souffrent des incertitudes qui entourent leurs positions sociales. Des difficultés qui conduisent à réinterroger la place occupée par les agriculteurs dans la société.

Effacés, éclatés et controversés : tels apparaissent les mondes agricoles dans la société française. 

Longtemps majoritaire dans un pays principalement rural, la population agricole est définitivement entrée en minorité face à une urbanité dominante. Pas moins de 4,5 millions d’actifs agricoles auront disparu durant le xxe siècle ! Cette réalité n’est pas que globale, elle est aussi locale. Dans les campagnes, l’arrivée de nouvelles populations fait écho à l’incapacité des agriculteurs à contrôler le foncier, à transmettre leur outil de travail, leur patrimoine, à maintenir leurs positions sociales historiques.

Et si l’environnement local des agriculteurs se peuple d’acteurs étrangers à leur activité, les réalités agricoles sont de plus en plus variées. Le voisin agriculteur ne partage pas forcément la même vision du métier ni les mêmes logiques sur les plans technique, stratégique, patrimonial. L’exploitation agricole moyenne, incarnée par son chef d’exploitation mobilisant une main-d’œuvre principalement familiale, ne constitue plus la seule norme. On observe ainsi des formes entrepreneuriales diverses, où le personnel est majoritairement salarié. À côté d’agricultures familiales souvent sociétaires, se développent également de nouvelles pratiques, des dispositifs de prestations intégrales du travail agricole (du labour à la récolte) et des tâches qui y sont associées (comptabilité, informatique, gestion patrimoniale…). Quand il demeure encore agricole, le territoire est le siège de nouvelles formes de coexistence : les différents producteurs ont des attentes diverses vis-à-vis de leur environnement socio-économique et leurs activités ne renvoient pas aux mêmes fonctions.

Peut-on encore parler d’un modèle agricole à la française ? Ces évolutions impliquent que nous repensions les contours des politiques agricoles, de manière segmentée, et notamment les dispositifs de financement à la création ou à la reprise d’activité dans les territoires. 

Les préceptes de liberté dans l’exercice professionnel et de responsabilité à l’égard d’un monde qu’il convient de nourrir, constitutifs du projet modernisateur d’après-guerre, apparaissent comme bafoués aux yeux de nombreux professionnels. Dépendance aux subventions publiques questionnant leur statut de producteurs ; contraintes administratives et règlementaires inadaptées, mal comprises, perçues comme inéquitables… autant d’éléments aux sources du trouble identitaire qui affecte nombre d’entre eux. Un trouble renforcé par la multiplication des conflits d’usages et des controverses au centre desquels se retrouvent les agriculteurs, en particulier les éleveurs. 

La confrontation entre leurs activités productives et les nouvelles fonctions résidentielles ou de loisir remplies aujourd’hui par les espaces ruraux provoquent en effet des différends. Qu’il s’agisse de contentieux liés aux nuisances sonores engendrées par des machines agricoles, à une irrigation jugée excessive, à la pollution des eaux, les actions en justice contestant l’exercice même du métier d’agriculteur n’ont jamais été aussi nombreuses. Montrés du doigt, les agriculteurs ne comprennent pas les raisons pour lesquelles la dimension technicienne de leur métier est constamment remise en cause. Beaucoup n’arrivent pas à combler les écarts entre leurs réalités et les représentations qu’ont les consommateurs ou citoyens de ce qu’est ou devrait être leur métier.

Alors que les agriculteurs ne se définissent plus par l’appartenance à une même communauté de métier, mais bel et bien à des filières aux exigences techniques et économiques différentes (« je suis éleveur de porcs avant d’être agriculteur »), certaines dimensions de l’activité agricole (la gestion des ressources naturelles et des paysages par exemple) ne sont pas suffisamment ou explicitement prises en charge, ni réellement valorisées. Les multiples injonctions assignées à l’agriculture (produire bon, sain, pas cher, entretenir et protéger l’environnement…) ne sont pas suffisamment intégrées. On attend des organisations agricoles qu’elles offrent de nouvelles clés de lecture et de négociation inter­professionnelle au sein des filières, mais aussi qu’elles réduisent le hiatus entre le projet technico-économique défendu par certains professionnels et le fait que les agriculteurs sont dépositaires d’un patrimoine culturel, de biens publics auxquels les Français sont attachés.

Par-delà les éléments soulignés, la crise actuelle témoigne une nouvelle fois des difficultés rencontrées par la profession pour dépasser le modèle modernisateur unidirectionnel qui l’avait jadis consacrée comme l’un des symboles de la France d’après-guerre. 

Le mythe d’une paysannerie socialement homogène a aujourd’hui volé en éclats et dans l’ensemble des filières, l’enjeu est de penser la complexité des formes d’organisation de la production agricole et plus encore la diversité des situations qui les définissent. Fortes de leur maillage territorial et de leur histoire, les organisations professionnelles devraient être en mesure de repérer les signaux faibles en matière d’innovation, d’anticiper les évolutions de leur environnement et d’accompagner les changements pour revaloriser les atouts de l’agriculture française. 

Si c’est en acceptant d’être différents « ensemble » que les agriculteurs pourront jeter les bases d’un nouveau contrat avec le reste de la société, les Français doivent également admettre qu’accompagner des agricultures multifonctionnelles, garantes d’une offre de produits et de services diversifiés, a un prix : celui d’accepter et d’organiser la coexistence des mondes agricoles. 

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