Une malédiction pèse sur les paysans : depuis que Louis XIV a fait de Versailles le centre du pouvoir français, le citadin croit que la province est remplie de ploucs, de péquenots, de paysans, de bouseux, de cul-terreux qui ne savent pas lire. Vu par les urbains, le fermier se trouve à peine distingué de ses vaches ou de ses cochons.

Depuis que Robespierre, dictateur jacobin, a trouvé excellente cette idée royale d’un centre politique concentré dans la capitale, avec lui au centre du centre, et une périphérie remplie d’illettrés qui n’ont point lu Rousseau, quiconque en province dit non au pouvoir central passe pour un dangereux contre-­révolutionnaire complotiste, ami de l’étranger et anti­patriote. La gauche n’aime pas le bonnet rouge !

Depuis que le prétendu socialisme scientifique de Marx a tout fait pour obtenir le leadership européen, y compris bourrer les urnes lors des congrès de l’Internationale et qu’il a célébré « l’avant-garde éclairée du prolétariat » (pour le dire autrement : l’ouvrier qui a sa carte au parti…), on peut sans complexe mépriser les paysans et les transformer en petits propriétaires égoïstes, incapables d’intérêt général, génétiquement capitalistes et contre-­révolutionnaires viscéraux. 

Depuis qu’Emmanuel Berl, écrivain juif et normalien, apparenté aux Proust et aux Bergson, parisien jusqu’au bout des ongles, a un jour écrit «  La terre, elle, ne ment pas », et ce pour un discours prononcé par le maréchal Pétain, on ne peut plus faire l’éloge des paysans sans passer pour un vichyste, un pétainiste, donc un nazi, donc un ami intime d’Adolf Hitler, donc un partisan des chambres à gaz…

Depuis que le camarade Staline, bon lecteur de Lénine qui avait lu Marx qui connaissait bien Robespierre qui louchait vers Louis XIV, a estimé que les paysans étaient en effet des rebelles qui refusaient de donner leurs terres au Parti et qu’il en a affamé plus de cinq millions qui sont morts de faim en Ukraine, il vaut mieux être un ouvrier des villes qu’un ouvrier des champs dans les pays où le marxisme fait la loi.

Depuis que Jean Ferrat a fait du Bourdieu avant Bourdieu en racontant l’exode rural de ceux qui, par amour du formica et du ciné, ont quitté un à un le pays pour s’en aller gagner leur vie loin de la terre où ils sont nés, le néorural qui vit trois semaines par an dans une maison retapée en Lozère prend le vieux paysan taiseux soit, meilleure hypothèse, pour un charmant fossile, soit, pire hypothèse, pour un crétin demeuré – puis il le photographie sur son iPhone et poste le cliché sur son compte Twitter.

Depuis que les bobos mangent bio ce qu’ils ne cultivent pas et accablent les paysans en les traitant de pollueurs et de tueurs, on s’interdit une compassion pourtant méritée parce que, comme l’ouvrier prolétarisé, ils sont contraints par le marché à massacrer les sous-sols afin de produire ce qui ne leur permet pas toujours pour autant de tirer un salaire de leur travail.

Depuis que la gauche, qui ignore la différence entre une vache amouillante, un téteux, une génisse, une taure, demande à ses énarques de gérer le parc agricole français en laissant croire qu’on peut agir en leur faveur dans la dictature d’un régime libéral européen qui a décidé de l’industrialisation de la paysannerie, on la transforme en lumpenprolétariat.

Depuis que la droite laisse croire aux paysans qu’elle est avec eux, alors qu’à Bruxelles elle travaille depuis un quart de siècle avec la gauche à la fonctionnarisation de cette profession et qu’elle assassine ceux qu’elle ne subventionne pas, il se pend tous les deux jours un paysan dans l’indifférence médiatique la plus absolue.

Pauvres paysans qui n’ont plus le choix qu’entre le bonnet rouge et la corde.  

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