HAUTE-SAVOIE. Allongée sur le transat d’un hôtel, une jeune femme au ventre arrondi profite du grand air. Devant elle, les Alpes se déploient majestueusement dans la lumière d’un après-midi d’été. C’était il y a vingt ans, mais cette image est gravée dans l’esprit de Rebecca Zuccarelli. Elle aime raconter que ce jour-là, sa vie d’agricultrice a commencé.

« J’admirais la vue depuis le bord de la piscine, se souvient-elle. Quand j’ai levé les yeux un peu plus haut sur la vallée de Bellevaux, j’ai vu qu’une ferme était nichée dans la montagne. Je me suis dit : qu’est-ce qu’ils doivent être bien là-haut… Et on a fini par acheter le terrain. »

Petite-fille de fermière, le monde agricole la fait rêver. Mais ses parents (le père est maçon, la mère vendeuse) la dissuadent de se lancer. Pour eux, l’agriculture est un monde trop difficile et chargé de contraintes. Ce sont les années 1980, l’époque des premiers quotas laitiers en France. Elle change d’idée et devient animatrice pour enfants en difficulté. Sa famille est loin de se douter que, quelques décennies plus tard, Rebecca et son mari Jean-Yves feront partie des fermiers bien portants d’une France agricole en déprime.

Lorsqu’ils décident d’acquérir la ferme de Bellevaux au cours de l’été 1994, le jeune couple est en pleine crise. « Jean-Yves était informaticien chez IBM à Paris, peste encore Rebecca, aujourd’hui âgée de quarante-neuf ans. Il travaillait trop et était sans arrêt envoyé aux États-Unis. Mon boulot à moi me pompait trop d’énergie. Je savais que j’allais y laisser ma santé. » Enceinte de leur deuxième enfant, elle lui pose un ultimatum : soit ils quittent « cette vie de cinglés », soit ils divorcent. 

La décision est prise rapidement : la ferme du Petit-Mont sera leur nouvelle chance. Ils élèveront des chèvres pour faire du fromage qu’ils fabriqueront et vendront sur place. Mais la ferme n’est pas connue dans la région. Avant que les Zuccarelli ne s’y installent, elle est restée quarante-deux ans sans être exploitée. « Il fallait trouver un moyen de faire monter le client jusqu’à chez nous, dit Rebecca. J’ai eu l’idée de créer une auberge à l’intérieur même de la ferme. On était les premiers dans la région à développer ce genre de service. On essaye toujours d’avoir une longueur d’avance sur ce qui se fait. Pour survivre, il faut innover. C’est ça qui nous a toujours sauvés. »

Véritable pile électrique, accro au contact humain, cette néorurale s’acharne depuis quinze ans à développer toute idée qui pourrait remplir sa ferme de visiteurs : mariages, dîners-spectacles, réceptions, ateliers pour les écoles maternelles, les collèges et les lycées, accueil de colonies, de centres de vacances et de centres pour handicapés. Elle participe aussi à quelques conférences, un bon moyen de se faire connaître grâce au bouche-à-oreille. En 2000, la ferme du Petit-Mont fait partie des premières exploitations « pédagogiques ». Six ans plus tard, elles sont près de 1 400 à posséder ce label. 

Dans sa grande cuisine boisée, de laquelle elle s’empêche parfois de sortir de peur de parler trop longtemps avec les clients, Rebecca s’affaire. La pluie frappe aux carreaux et c’est bon signe. Quand le temps est mauvais, les visiteurs affluent. Une cinquantaine de personnes se sont déjà inscrites pour participer cet après-midi à l’atelier « Du lait au fromage ». C’est l’activité vedette de la ferme pédagogique du Petit-Mont. Pour 9,70 euros par personne – 7,20 euros par enfant – Jean-Yves raconte l’histoire de ses chèvres et Rebecca enseigne la fabrication du fromage, avec une touche d’humour. L’atelier, qui dure deux heures trente, est suivi d’un goûter. 

« On est les plus chers de la région. Avant, les gens rechignaient à payer ; on se disait : “C’est chez les bouseux, c’est gratuit.” Mais les mentalités changent, l’agriculture durable intéresse de plus en plus. »

La ferme pédagogique est une rentrée d’argent inouïe pour le couple. En 2013, elle a attiré 8 000 visiteurs, élevant à 24 % la part de l’agrotourisme dans son chiffre d’affaires. Fin août 2015, 9 000 visites avaient déjà été comptabilisées, soit plus de 47 % du chiffre d’affaires. Pour garder le titre d’agriculteur aux yeux de la loi, la part de l’agrotourisme ne doit pas dépasser celle de l’agri­culture. 

 « Je ne suis pas inquiet, dit Jean-Yves. Avec la crise qui frappe, ils ne viendront pas nous embêter cette année. C’est de toute façon très compliqué de dépendre entièrement de l’agriculture. Pour vivre uniquement de la production, il faut entre 180 et 200 chèvres. Avec nos 48 chèvres et 26 chevrettes, c’est impossible. »

D’autant que la ferme reçoit peu d’aides de l’État en comparaison des grandes exploitations. Le milieu étant plus rude, certaines fermes de haute montagne peuvent toucher jusqu’à 35 000 euros. Mais avec leur petit cheptel et leurs treize hectares de terrain, dont cinq de bois, la famille reçoit moins de 10 000 euros par an. 

« Ils devraient arrêter de distribuer autant d’aides, dit Jean-Yves. Que l’on soutienne un jeune qui veut s’installer, oui, mais que l’on distribue des primes à l’hectare, non. 80 % des primes sont perçues par 20 % des agriculteurs ! Beaucoup de fermes pourraient fonctionner si elles s’en donnaient simplement les moyens. Certains agriculteurs doivent arrêter de ne penser qu’au rendement et s’adapter. »

S’adapter, évoluer, inventer… les Zuccarelli sont devenus maîtres en termes de ferme innovante. Leur dernière trouvaille : une cabane dans les arbres, louée à la nuit, qui a remplacé l’auberge partie en fumée dans un incendie en 2005. Grâce au revenu que rapporte la cabane, ils ont pu, dès l’été dernier, embaucher leur première salariée. Elle s’occupe de faire tourner la fromagerie et eux peuvent se concentrer sur les animaux et l’accueil des visiteurs. La présence de Léa leur permet même de s’octroyer des vacances. Comme Rebecca, la jeune fille dont les parents n’étaient pas issus du milieu agricole a dû faire face à leur réticence. Elle n’est pas un cas à part. Les jeunes qui se lancent viennent de plus en plus rarement de familles agricoles. « Dans ma classe de BTS en production animale, sur treize élèves, trois seulement avaient des parents agriculteurs », observe la jeune fille.

Une particularité qui n’a pas facilité sa recherche d’emploi. «  Avant le Petit-Mont, j’avais postulé dans trente-six fermes. Même les stages non rémunérés ont été compliqués à trouver. Comme je ne suis pas enfant d’agriculteurs, je n’avais pas l’habitude de conduire un tracteur, par exemple. Et je suis une fille, donc j’ai moins de force. » Elle est aujourd’hui payée au SMIC pour cinq jours de travail par semaine. À force d’économies, elle espère un jour, elle aussi, pouvoir lancer sa propre exploitation.

Perchée au-dessus de sa vallée, la ferme semble épargnée par la crise agricole. Pour Rebecca, également présidente du syndicat de la tomme de chèvre de Savoie, quand on veut, on peut. « Un agriculteur qui s’installe doit d’abord se demander où il peut vendre, dit-elle. Les cantines scolaires sont un très bon filon pour les chevriers. Le syndicat caprin de la Drôme a mis en place une alliance entre les fermes pour pouvoir fournir les cantines locales en viande et ça fonctionne très bien. Il faut s’allier plutôt que chercher à tout prix à se développer. »

La famille Zuccarelli ne compte pas s’arrêter là. La construction de deux nouvelles cabanes se prépare et un projet original est né dans la tête de leur fille Marine, deuxième d’une fratrie de quatre. « Il y a deux stations de ski sur la commune de Bellevaux : la Chèvrerie et Hirmentaz, explique la sportive de 21 ans, en pleine préparation de son monitorat. Je voudrais reprendre la ferme avec mon frère et proposer des excursions de ski aux clients des cabanes. On pourrait diversifier encore un peu plus le service que l’on propose déjà. »

Ferme ou centre de vacances ? En évitant de gérer une usine à animaux, les Zuccarelli prennent le risque de créer une usine à vacanciers. Rebecca est consciente du fragile équilibre à maintenir pour ne pas perdre son statut d’agricultrice. S’ils continuent de développer leur activité touristique, ils devront aussi accroître leurs revenus agricoles. La chevrière y a déjà pensé. Quand les enfants reprendront la ferme pédagogique, elle fera venir des ruches et se consacrera à l’apiculture. Et pas question d’arrêter la production de fromages : « Ils auraient tort de le faire, confie-t-elle en préparant sa confiture de rhubarbe. C’est ce qui attire les clients jusqu’à chez nous. »  

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