C’était il y a un peu plus d’un demi-siècle, la France était tranquille, le Général avait mis fin à la pagaille, les généraux félons d’Alger étaient matés. Et pourtant déjà, les paysans bretons s’agitaient. Personne ne saurait dire aujourd’hui pourquoi les cours de l’artichaut et du chou-fleur s’étaient effondrés. Mais, brusquement, la bataille de l’artichaut a été déclarée, fraîche et joyeuse, avec l’appui de nombreux citadins. Et puis, comme les Bretons sont d’un naturel frondeur, les choses se sont gâtées. À Morlaix, le leader paysan Alexis Gourvennec a envahi avec ses tracteurs la préfecture.

En France, le syndicalisme agricole se renforçait : Marcel Bruel à la FNSEA, Michel Debatisse à la tête du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA). Les sociologues de la gauche socialiste, Serge Mallet en tête, ont eu la prémonition de la nouvelle classe paysanne, loin des hobereaux céréaliers ou betteraviers. Au gouvernement, de Gaulle avait placé à l’Agriculture un grand commis de l’État lui-même visionnaire, Edgard Pisani. Et c’est la loi d’orientation complémentaire agricole qui va structurer le monde paysan avec la création des SICA (sociétés d’intérêt collectif agricole), le développement des coopératives de production et les achats groupés de matériel de modernisation.

Il fallait anticiper et ce fut fait. Mais à l’époque, l’Europe telle que nous la connaissons n’était même pas envisagée. Elle était encore en partie sous le joug soviétique, et le problème agricole était donc essentiel­lement franco-français.

Cinquante ans plus tard, où en sommes-nous ? La politique agricole commune, qui aida fortement notre agriculture, est soldée. Personne ou presque ne s’est aperçu du retard pris par nos agriculteurs. 

Pendant que les Danois, champions européens, modernisaient à outrance leurs entreprises, suivis notamment par les Allemands, les Français continuaient de regarder avec une joie gourmande les vaches dans le pré, image de la France éternelle. Les mille vaches, oh ! non, ce n’est pas pour nous, pas dans notre tradition ni dans notre culture !

Et quand nos agriculteurs ont découvert que le prix de marché du cochon, comme celui du lait, ne leur permettait plus de vivre, ils ont mis les tracteurs sur les routes, envahi les supermarchés et demandé à l’État de prendre en charge leur problème de trésorerie défaillante. Personne n’avait prévu la gravité de la situation, ni les violences qu’elle allait engendrer. Personne, ni à droite ni à gauche. Et le gouvernement, totalement pris au dépourvu, a commis des erreurs stupéfiantes de communication. Là, peut-être plus encore que dans l’industrie automobile et dans tous les autres secteurs, on n’a pas voulu voir les effets d’une mondialisation accélérée, positifs par certains côtés, mais aussi dévastateurs par d’autres si on ne s’y est pas préparé. Ce déni de réalité, propre à la France, nous le payons aujourd’hui.

Bien au-delà de l’Europe, le monde est devenu un marché unique. Ce qui se passe à New York, à Moscou ou à Pékin influence la formation de nos prix, nous oblige à faire de gigantesques efforts de compétitivité et nous impose d’adapter la production nationale à la demande hors de nos frontières. Cette régulation du marché est un objectif à peine entrevu.

S’il y a une révolte globale du monde agricole, il y a en réalité un problème spécifique du porc, comme il y a un problème du lait sans rapport avec le précédent. La crise du porc, la plus grave et la plus complexe, s’explique déjà à travers quelques chiffres. Le nombre moyen d’animaux par exploitation agricole est de 150 en France contre 500 en Allemagne. Tout est dit. La taille des entreprises d’abattage est encore plus contrastée, 5 millions de porcs abattus pour le premier groupe français (Cooperl), contre 20 millions en Allemagne. Ces chiffres sont confondants et disent bien qu’au-delà des aides modestes de l’État dans l’immédiat, le problème majeur pour l’avenir est celui de la compétitivité.

Il n’y a pas aujourd’hui de solution strictement française à la crise agricole. C’est dans le cadre de l’Europe que les pistes doivent être recherchées. Trop de paramètres interviennent qui faussent la concurrence, en particulier les normes différentes selon les pays, le coût du travail et des charges. Les travailleurs détachés en Allemagne, en provenance notamment de Pologne, sont payés selon les règles de leur pays d’origine, pour des salaires sans commune mesure avec ceux des Français.

Monsieur Le Foll a été bien inspiré de demander d’urgence une réunion des ministres européens, il ne pouvait d’ailleurs rien faire d’autre. La crise agricole n’est pas hélas la seule qui secoue l’Europe. Rappelons que celle des migrants, de beaucoup la plus dramatique, met en cause les fondements mêmes de son existence et de son avenir.

Tout concourt à resserrer les liens en Europe. Peu importe si les projets sont différents. Il faut d’abord clamer l’urgente nécessité de faire encore plus d’Europe contre les déclinistes de tout poil, contre le repli imbécile sur nos frontières, contre les barbelés en tout genre et les violences stupides de certains de nos agriculteurs envers leurs collègues du Sud et de l’Est, comme si nous n’avions pas autant besoin d’eux qu’ils ont besoin de nous pour écouler leur production.

C’est le one-way de la rentrée, où les partis de gouvernement ont le devoir de s’épauler, sans trop insister sur le très franchouillard et démago « achetez français » quand on sait que l’élaboration d’un produit dans un seul pays est de plus en plus rare. Si un tel slogan est de nature à consoler les producteurs les plus isolés et les plus démunis, il est aussi quelque peu contradictoire avec notre solidarité européenne. 

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