Fallait-il mettre un point d’interrogation au titre de ce livre ?

La Fin des paysans ? entraînant le doute, eût été plus discret. Or ce livre, on vient de le voir, est un constat de décès d’une civilisation qui meurt après dix siècles d’existence. Diagnostic scientifique et non interrogation spéculative. Vingt ans après, les événements m’ont donné raison : en une génération, la France a vu disparaître une civilisation millénaire, constitutive d’elle-même. Pourtant, aujourd’hui encore, beaucoup se refusent à l’évidence, notamment parmi ceux qui ont été les artisans de cette disparition, hauts fonctionnaires, hommes politiques et dirigeants agricoles. Comme s’il était inconvenant de dire à la famille qu’elle est au chevet d’un cadavre : « Chut ! il dort. »

Certes il reste des agriculteurs qui nous nourrissent en abondance et qui font du bruit, bien qu’ils soient trois fois moins nombreux qu’il y a trente ans. Certes les ruraux sont toujours aussi nombreux, ou presque, et la société rurale a connu une spectaculaire renaissance, comme nous allons le voir. Mais ni les uns ni les autres ne sont plus des paysans : cet argument, fondamental pour comprendre la société d’aujourd’hui, heurte trop notre sensibilité pour que ­l’analyse emporte la conviction.

Les hérauts et les protagonistes de la modernisation de l’agriculture et de la concentration des exploitations ne voulaient pas qu’il fût dit que leur politique entraînait la disparition de la paysannerie. Ainsi s’explique que ce livre ait été la cible de reproches contradictoires. Pour les uns, il défendait l’industrialisation de l’agriculture, la mort des petits, le triomphe des gros agriculteurs modernistes et la destruction de la famille paysanne. Pour d’autres, j’étais le chantre nostalgique de valeurs paysannes désuètes. Proclamer la fin des paysans suscite la nostalgie chez le lecteur : l’auteur, si « scientifique » qu’il se veuille, n’est jamais tout à fait maître des consonances sentimentales qu’il provoque chez son lecteur. Les sociétés paysannes, comme toute société, étaient amènes pour les puissants, les notables et les riches, mais dures pour les petits et les traîne-sabots. Ce livre n’a pas été le précurseur de l’idéalisation de la vie villageoise et des valeurs paysannes qui s’est répandue depuis.

En effet l’attitude de notre société à l’égard des paysans et de la campagne s’est brusquement retournée : de vestige démodé, le paysan est devenu un modèle de sagesse et de savoir pour les jeunes. Vivre à la campagne ou dans une petite ville est le souhait des trois quarts des Français. Cette volte-face idéologique s’est accompagnée de la crise de conscience des intellectuels marxistes. Alors que l’agriculture et la campagne n’intéressaient guère que des notables et observateurs « de droite », depuis quinze ans les gens « de gauche » s’y sont intéressés, tant parmi les militants que parmi les chercheurs. 

 

La Fin des paysans, postface : « Vingt ans après » © Henri Mendras et Actes Sud, 1984

 

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