Le 27 janvier, l’association des jeunes gériatres lançait un appel : « Covid-19 : mettons fin à l’épidémie d’âgisme. » La position de ces médecins honore les valeurs de notre démocratie. Ils dénoncent « fermement l’ensemble des déclarations passées et à venir qui introduisent l’idée de discrimination à l’égard des personnes du fait de leur âge ou de leur lieu de résidence ». Ces personnes trop souvent reléguées hors de nos considérations éprouvent le sentiment d’une « mort sociale », en établissement ou à domicile. Elles n’ont pas à subir cette indignité. Plus une personne est vulnérable, plus fortes sont nos obligations à son égard.

La déferlante pandémique est révélatrice de ce que nous sommes. Elle a dévoilé les parts insoupçonnées de notre vie démocratique. En mars dernier, le temps d’un confinement, il nous a été donné de découvrir l’esprit d’engagement et le sens civique d’autres invisibles, eux aussi négligés, ignorés ou méprisés. Nous en avons été fiers. Ensemble, nous avons fait société, retissant ces liens distendus par des années de crises sociales qui ont meurtri la vie publique.

L’exigence de dignité, de justice, de cohésion et de cohérence dans ces moments incertains et chaotiques justifie de s’accorder sur les valeurs qui priment. Y renoncer serait renoncer aux principes qui permettent de préserver le bien commun là où il est en péril. Depuis près d’un an, notre démocratie est confrontée à des dilemmes qu’il lui faut arbitrer. Il est désormais évident que, si la gouvernance de cette crise sanitaire ne s’était pas confinée dans l’entre soi de conciliabules indifférents à la concertation, les suspicions et les contestations à l’égard de la décision publique ne se seraient pas insinuées au point de susciter tant de défiance.

C’est dans ce contexte qu’a émergé un discours critique à l’égard de l’appréciation morale de certaines décisions, comme celle visant à préserver « quoi qu’il en coûte » l’existence des personnes les plus vulnérables, notamment celles qui résident en Ehpad.

Que nous devions analyser et évaluer un processus décisionnel, prendre en considération ses justifications et constater ses conséquences relève de l’évidence. Encore est-il opportun d’exercer l’examen avec prudence et décence, lorsque l’instruction intervient dans un contexte de fragilités et d’inquiétudes peu propice aux disputations polémiques.

L’exercice philosophique est justifié s’il ne se limite pas à quelques considérations assénées comme des principes moraux, pour aboutir à cette question récurrente dans les controverses relatives à l’euthanasie : certaines vies sont-elles encore dignes d’être vécues ? Dans le contexte de la pandémie, la limitation en capacité d’hospitalisation, de réanimation, voire de vaccination, ainsi que la nécessité de recourir, comme ce fut le cas, au confinement amèneraient à se demander si l’exigence de préserver l’existence des personnes les plus âgées est soutenable ou d’un coût disproportionné, dès lors qu’elle compromettrait le devenir des plus jeunes et la continuité de la vie de la nation. Voilà toutes désignées les causes incarnées de notre tragédie collective toutes désignées, et, avec elle, l’exutoire à la vindicte publique. L’histoire des grandes épidémies nous a suffisamment éveillés aux risques de ces poussées conjuratoires, de ces injonctions sacrificielles, pour que nous soyons attentifs aux conséquences d’un moralisme dévoyé.

Les personnes âgées en Ehpad – et cela a été aussi le cas au domicile – sont mortes ces derniers mois non seulement du Covid-19, mais d’isolement, d’abandon, du sentiment d’inutilité, pour ne pas dire d’inexistence. Par respect pour nous et en assumant leurs responsabilités, elles se confinent et renoncent souvent aux soins qui leur sont indispensables. Des personnes en Ehpad ont refusé une proposition d’hospitalisation par souci d’équité intergénérationnelle, soucieuses de cette exigence de solidarité qu’elles partagent avec tant de « personnes âgées » engagées dans le soutien de leurs familles ou militantes associatives.

Être présent auprès d’elles, maintenir ce lien de vie et de sens d’autant plus précieux qu’on le sait fragile relève d’un devoir d’humanité au regard duquel je ne transigerai pas. Préserver et défendre leur position parmi nous ne relève pas d’une compassion irresponsable ou inconséquente, là où d’autres priorités doivent être reconnues elles aussi dans leurs impératifs. Il nous faut respecter les uns et les autres, hiérarchiser mais selon des critères justes, sans être influencé par des arguments inattentifs à la complexité du réel. Les généralisations et les systématismes me semblent contraires à l’intelligence de la pensée. J’ai appris de l’éthique médicale que les personnes n’étaient jamais assimilables à des catégories, et, pour être âgées, il importe de les reconnaître dans leur singularité et dans leurs droits inaliénables.

Au cours des « années sida », ce sont des personnes souvent jeunes, elles aussi éprouvées par la marginalisation et les discriminations, qui ont été les victimes d’une pandémie dont on estime à ce jour les ravages à 700 000 personnes par an à travers le monde. Notre société a inventé alors la démocratie sanitaire, instituée dans la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. Elle affirme dans la partie consacrée aux « droits de la personne » : « Le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne. »

C’est en démocrates qu’il nous faut assumer ensemble des dilemmes de décisions redoutables, dans un contexte qui doit nous engager à nous rassembler autour de nos fondamentaux, de nos essentiels. Être juste à l’égard des jeunes générations, c’est refuser de les réduire à la posture de sacrifiés, ce qui du reste insulterait l’esprit de sacrifice qu’incarnent au quotidien ceux qui défendent notre démocratie, comme hier, parmi nos anciens, ceux qui ont combattu et résister pour notre démocratie. Au devoir de mémoire, j’ajouterai le devoir de considération et de sollicitude à l’égard de ceux qui nous sont présents, au cœur de nos responsabilités politiques et de nos engagements citoyens, jeunes ou vieux, au-delà des clivages infondés et des stigmatisations qui nous divisent. C’est ensemble, forts de nos résolutions de démocrates, que nous assumerons ensemble nos choix, sans renoncer pour autant à ce que nous sommes et dont tant d’entre nous témoignent au plus près de nos vulnérabilités.

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