On vivait une époque où les hommes de plus de quarante ans y réfléchissaient à deux fois avant d’aller se promener en plein milieu de la nuit. Après quarante ans on est vieux. Et les nouvelles générations éprouvaient un total mépris pour les vieux. Un sombre ressentiment dressait les petits-fils contre les grands-pères, les fils contre les pères. Et ce n’est pas tout : il s’était créé des espèces de clubs, d’associations, de sectes, dominés par une haine sauvage envers les vieilles générations, comme si celles-ci étaient responsables de leur mécontentement, de leur mélancolie, de leurs désillusions, de leur malheur qui sont le propre de la jeunesse depuis que le monde est monde. Et la nuit, des bandes de jeunes se déchaînaient, surtout en banlieue, et pourchassaient les vieux. Quand ils parvenaient à en attraper un ils le bourraient de coups de pied, ils lui arrachaient ses vêtements, le fouettaient, le peinturluraient de vernis et puis l’abandonnaient ligoté à un arbre ou à un réverbère. Dans certains cas, tout à la frénésie de leur rite brutal, ils dépassaient la mesure. Et à l’aube, on trouvait au milieu de la rue des cadavres méconnaissables et souillés.

Le problème des jeunes ! Cet éternel tourment, qui depuis des millénaires s’était résolu sans drame de père en fils, explosait finalement. Les journaux, la radio, la télévision, les films y étaient pour quelque chose. On flattait les jeunes, on les plaignait, ils étaient adulés, exaltés, encouragés à s’imposer au monde de n’importe quelle façon. Jusqu’aux vieux qui, apeurés devant ce vaste mouvement des esprits, y participaient pour se créer un alibi, pour faire savoir – mais c’était bien inutile – qu’ils avaient cinquante ou soixante ans, ça oui, mais que leur esprit était encore jeune et qu’ils partageaient les aspirations et les souffrances des nouvelles recrues. Ils se faisaient des illusions. Ils pouvaient bien raconter ce qu’ils voulaient, les jeunes étaient contre eux, les jeunes se sentaient les maîtres du monde, les jeunes, en toute justice, réclamaient le pouvoir jusqu’alors tenu par les patriarches. « L’âge est un crime », tel était leur slogan.

D’où les chasses nocturnes devant lesquelles l’autorité, inquiète à son tour, fermait volontiers un œil. Tant pis pour eux après tout si des croulants, qui auraient mieux fait de rester chez eux au coin de leur feu, s’offraient le luxe de provoquer les jeunes avec leur frénésie sénile.

***

« Par là, par là, regardez-le, il veut se cacher dans le bois. Allez, allez, sus au croulant ! »

La poursuite reprit. Si seulement il pouvait tenir jusqu’aux premières lueurs de l’aube il serait sauvé. Mais combien de temps encore à passer avant ! Les horloges, çà et là, sonnaient les heures, mais dans son angoisse fiévreuse il n’arrivait pas à compter les coups. Il descendit une colline, déboula dans une petite vallée, grimpa sur une rive, traversa une quelconque rivière, mais chaque fois qu’il se retournait et regardait derrière lui, trois, quatre de ces canailles étaient toujours là, implacables, gesticulant frénétiquement tout en le pourchassant.

Lorsque, ses dernières forces épuisées, il se jucha péniblement sur le rebord d’un vieux bastion à pic, il vit que le ciel, au-delà de la masse des toits, pâlissait. Mais il était trop tard désormais. Il se sentait complètement exténué. Le sang coulait à flots de sa joue balafrée. Et Régora était sur le point de le rattraper. Il devina dans la pénombre son ricanement blanc.

Ils se trouvèrent face à face tous les deux sur l’étroite arête herbeuse. Régora n’eut même pas à le frapper. Pour l’éviter Saggini fit un pas en arrière, ne trouva que le vide et tomba, roulant sur le versant à pic, tout en pierres et en ronces. On entendit un bruit mou puis un gémissement déchirant.

« Il n’y a pas laissé sa peau, mais on lui a donné la leçon qu’il méritait, dit Régora. Maintenant, il vaut mieux foutre le camp. On ne sait jamais, avec les flics. »

Ils s’en allèrent par petits groupes, en commentant leur chasse et en se tordant de rire. Mais elle avait duré longtemps cette fois. Aucun vieux ne leur avait donné autant de fil à retordre. Eux aussi ils se sentaient fatigués. Qui peut savoir pourquoi, ils étaient très las. Le petit groupe se disloqua. Régora partit d’un côté avec la gamine. Ils arrivèrent à une place illuminée.

« Qu’est-ce que tu as sur la tête ? demanda-t-elle.

– Et toi ? Toi aussi. »

Ils s’approchèrent l’un de l’autre, s’examinant réciproquement.

« Mon Dieu ! tu en as une figure ! Et tout ce blanc sur tes cheveux !

– Mais toi aussi tu as une tête épouvantable. »

Une inquiétude soudaine. Cela n’était jamais arrivé encore à Régora. Il s’approcha d’une vitrine pour se regarder.

Dans le miroir il vit très distinctement un homme sur la cinquantaine environ, les yeux et les joues flasques, les paupières flétries, un cou comme celui des pélicans. Il essaya de sourire, il lui manquait deux dents, juste sur le devant.

Était-ce un cauchemar ? Il se retourna. La fille avait disparu. Et puis du fond de la place à toute allure trois garçons se précipitèrent sur lui. Ils étaient cinq, huit. Ils lancèrent un long coup de sifflet terrifiant.

« Allez, allez, tombez-lui dessus au croulant ! »

Maintenant, c’était lui le vieux. Et son tour était arrivé.

Régora commença à courir de toutes ses forces, mais elles étaient faibles. La jeunesse, cette saison fanfaronne et sans pitié qui semblait devoir durer toujours, qui semblait ne jamais devoir finir. Et une nuit avait suffi à la brûler. Maintenant il ne restait rien à dépenser. 

 

Extraits de « Chasseurs de vieux », dans Le K
© 1967, Robert Laffont, pour la traduction de Jacqueline Remillet

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !