Devant la dureté des mesures sanitaires imposées à la jeunesse, certains parlent de « génération sacrifiée ». Si le terme peut sembler à la hauteur du désarroi, il est pourtant inapproprié. Le sacrifice comporte une connotation religieuse ou morale qui héroïse dangereusement ses victimes, registre qui a d’ailleurs été largement instrumentalisé par le pouvoir en place, obligeant tout un chacun à se transcender dans l’épreuve et à se serrer les coudes face à « l’ennemi ». « Le pays vous le rendra », promet aujourd’hui sur Twitter la ministre de l’Enseignement supérieur à l’endroit des étudiants en détresse, amplifiant la rhétorique sacrificielle que le gouvernement avait d’abord réservée aux soignants, aux caissières et aux livreurs lors du premier confinement. Devant l’étendue des dégâts, il est temps de refuser ce schème christique, qui pollue depuis trop longtemps notre imaginaire politique et social – que l’on songe aux « sacrifices du prolétariat » ou aux générations sacrifiées des grandes guerres de la patrie.

Derrière le discours grandiloquent d’une Nation animée par l’esprit de sacrifice et de renoncement se cache plus prosaïquement tout un ensemble de décisions arbitraires qui affectent tous les âges de la vie sans exception, de la naissance jusqu’au trépas, en passant par la jeunesse. Le gouvernement n’a cessé de nous enjoindre à la solidarité avec les plus âgés, présentant la crise comme l’occasion d’un nouveau civisme. Semant un peu partout un sentiment douloureux d’injustice, sa gestion de la crise sanitaire n’a en réalité nullement contribué à augmenter la solidarité entre les générations, sinon à l’échelle strictement individuelle ou familiale (« moi et mes proches »). Elle a au contraire accru la division entre secteurs, catégories et classes d’âge et, à l’intérieur d’une même génération, entre les classes sociales et les statuts.

Pour ce qui concerne la jeunesse, une partie d’entre elle a été laissée sans aucune protection face au virus, entassée quoi qu’il en coûte dans les salles de classe et les réfectoires, et contaminant quotidiennement les personnes à risque confinées sous le même toit. Désignés comme des bombes à virus au début de la crise, les enfants et les adolescents ont dû porter seuls le poids de leur culpabilité, tandis que les étudiants étaient accusés de constituer des clusters et de se « relâcher », mettant en péril la survie des plus anciens et la sécurité sanitaire de tout le pays. Cette accusation, dont on n’a pas fini de mesurer les ravages sur l’équilibre mental de certains d’entre eux, s’est soldée par une mesure brutale d’enfermement, les privant de toute vie sociale alors que tout le reste de la société continuait tant bien que mal à fonctionner. Mais là encore, les injustices ont été décuplées. Tandis que certains étaient protégés par leur milieu, d’autres ont basculé dans l’isolement, la détresse ou la grande pauvreté. Et tandis que les classes préparatoires ont continué à préparer l’élite de la nation aux concours des grandes écoles en « 100 % présentiel », les universités ont été fermées par les pouvoirs publics, avec la participation zélée d’une partie de ses personnels, administratifs et enseignants. Comment comprendre que les étudiants aient subi une telle différence de traitement ? Et comment expliquer le peu de résistance de l’Université elle-même face à cette injustice ?

Quiconque connaît l’histoire récente de l’Université sait que son sort actuel s’explique par des choix politiques bien antérieurs, le virus jouant, ici comme ailleurs, un simple rôle de révélateur. Le premier de ces choix, c’est celui, imposé autour des années 2000, de réformer l’enseignement supérieur par la « transition numérique ». Loin de permettre un usage critique, libre et créateur des nouvelles technologies, pourtant indispensables à l’émancipation des nouvelles générations, le « virage numérique » que nous imposent nos instances depuis plusieurs années vise la standardisation des pratiques, la gestion de la masse étudiante et la réduction drastique de la masse salariale. En permettant l’automatisation de la transmission et la transformation des enseignements en produits à disposition des « usagers », elle réduit les enseignants au statut de prestataires de services. Comme elle l’a fait pour l’hôpital, avec les conséquences que l’on paye aujourd’hui, la numérisation de nos pratiques est en train de transformer les stocks (d’étudiants et d’enseignants) en flux de connexions, contribuant à un « virage ambulatoire » universel qui renvoie chaque individu (élève, étudiant, enseignant ou patient) à son foyer.

Ce faisant, elle contribue à détruire non seulement la vie sociale des individus, mais l’idée même qu’a pu porter l’Université à l’ère de sa démocratisation : celle d’une élaboration collective des savoirs, qui ne se diffuserait plus d’en haut, selon une logique de divulgation, mais qui se gagnerait dans la confrontation des points de vue, des classes sociales et des générations. En rendant possible la construction d’une rationalité partagée, en favorisant la formation politique de la jeunesse et l’émergence d’un espace public de confrontation, l’Université devrait se prévaloir d’être l’un des hauts lieux de l’élaboration démocratique du savoir. Mais en individualisant les parcours, focalisés sur la capitalisation des compétences, et en atomisant la vie sociale étudiante, les mutations actuelles la transforment en une gare de triage social où chaque individu, face à la pression constante de l’évaluation, est condamné à être en lutte contre les autres pour gagner les meilleures places dans la compétition. Cette logique délétère, déjà mise en place par Parcoursup et amplifiée par l’actuelle réforme du lycée, contribue à détruire le caractère social, collectif et démocratique de nos systèmes éducatifs. À travers ces mutations, que la crise sanitaire n’a fait qu’accélérer, c’est non seulement l’avenir de la jeunesse, du savoir et de la recherche, mais tout simplement l’unité de notre communauté politique qui est en jeu. Car notre cohésion sociale ne dépend pas seulement du partage économique des richesses. Elle dépend aussi d’un véritable partage épistémique, qui implique la participation de tous à l’élaboration des savoirs.

De là découle pour tous les enseignants du Secondaire et du Supérieur une mission historique. S’ils ne croient plus eux-mêmes à la portée démocratique de leur mission et s’ils se plient docilement à la courbure de ce virage, eux-mêmes deviendront, consciemment ou non, les fossoyeurs actifs des institutions qui les ont nourris. C’est ici peut-être que se trouve l’un des points les plus douloureux de la crise que nous traversons. Le risque est bien là, sous nos yeux, d’une lente destruction de nos institutions de formation. Mais la possibilité est là aussi que, poussés à bout par la crise, nos métiers d’enseignement et de recherche sortent enfin de leur torpeur et, avec l’aide de la jeunesse qui aspire à un monde nouveau, réfléchissent à une nouvelle manière de conjuguer la construction des savoirs et la démocratie. 

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