Le rapprochement sino-américain du début des années 1970 semble très lointain. À quand remonte la dégradation de la relation entre Washington et Pékin ?

On peut situer symboliquement ce moment en 2011, au début du premier mandat de Barack Obama. Il prononce alors un discours qui fait date en affirmant, en substance, que le problème stratégique principal des États-Unis se trouve dorénavant en Asie et non plus en Europe ou au Moyen-Orient. Washington tire un trait sur l’idée que la Chine et les États-Unis appartiendraient au même monde, et donc sur l’espoir d’une convergence sociétale et stratégique entre les deux pays. Je ne parlerais pas d’inimitié à ce stade, pas plus d’une dégradation de la relation, mais il se dessine une polarisation stratégique.

Quelle forme prend-elle ?

Celle d’une revendication nationaliste, du côté chinois. Prenons l’exemple de la mer de Chine du Sud : en 2014, Pékin commence à bétonner quelques îles au motif qu’elles lui appartiennent puisque la Chine considère que cette mer est la sienne. C’est une situation tout à fait singulière et qui ne tient pas compte du droit maritime ! La mer de Chine du Sud est grande comme la Méditerranée ; la moitié du commerce maritime international l’emprunte… Ce n’est pas négligeable… Bref, puisque la mer leur appartient, les îles aussi. Et tant pis si d’autres États revendiquent ces îles… Cela fait très longtemps que les Chinois font valoir ce point de vue, mais là cette prétention se manifeste concrètement par la construction de bases aériennes et de systèmes de défense antiaérienne.

Parallèlement, la Chine commence à renoncer à sa posture de l’époque Nixon-Mao au cours de laquelle la maxime « Cachons notre brillance » servait de boussole. La formule, forgée par Deng Xiaoping lorsqu’il était le numéro un (1978-1992), signifiait : ne la ramenons pas, nous avons suffisamment à faire pour nous développer. Et durant des décennies, la Chine s’est gardée de toute manifestation provocante à l’international. Aujourd’hui, Pékin ne prend plus de gants : les Chinois tentent de reprendre en main Hong Kong et les incidents de frontière se multiplient avec l’Inde.

En retour, Trump a des mots très durs contre la Chine. Quels sont les principaux motifs de ce face-à-face ?

La vision du monde de Trump, c’est qu’il n’y a ni amis ni ennemis. Il n’y a pas non plus d’alliances. C’est un monde de deals, de transactions, et celles-ci peuvent être d’une très grande brutalité si le partenaire se refuse à accepter le marché qui lui est proposé. Tout passe par des relations bilatérales, qui prennent parfois des formes extrêmement viriles. Mais Trump est parfaitement capable, après avoir tempêté contre la Chine les jours impairs, de dire tout le bien qu’il pense de Xi Jinping les jours pairs. La politique chinoise de Trump est à éclipses.

Concrètement, il dénonce les pratiques commerciales chinoises : les prédations et les infractions au droit de propriété intellectuelle, cette manière d’essayer d’engranger tous les avantages du libre-échange sans en subir aucune des contreparties et sans en respecter les disciplines. Politiquement, il est bien sûr intéressant pour Trump de dénoncer la Chine – c’est ce que nous vivons avec l’épidémie du Covid, dont il impute la responsabilité aux Chinois. C’est un instrument électoral et c’est un instrument de négociation. En toile de fond, il faut bien avoir conscience qu’il existe aux États-Unis un consensus sur la Chine. Toutes les composantes politiques et administratives communient dans le rejet des prétentions chinoises. C’est peut-être le seul sujet qui fasse l’objet d’un consensus. Si le démocrate Joe Biden est élu, la politique américaine à l’égard de la Chine ne sera pas moins vigoureuse que sous Trump.

On parle communément de guerre commerciale, de guerre technologique entre les deux puissances. Peut-on parler d’une nouvelle guerre froide ?

L’expression étant très liée à une situation historique donnée – l’affrontement des États-Unis et de l’Union soviétique dans les années 1950-1980 –, c’est dangereux. L’histoire ne se répète pas. D’ailleurs, la Chine ne peut pas se comparer à l’Union soviétique. La Chine est aujourd’hui une superpuissance économique alors que l’Union soviétique était une superpuissance stratégique et, dans une certaine mesure, idéologique. La pièce qui se joue n’est pas la même.

Sans plus parler de guerre froide, une guerre tout court est-elle envisageable ?

La réponse courte, c’est oui. La réponse un peu plus longue est heureusement différente : pas forcément ! La Chine a d’abord quelques comptes à régler, dont le principal est l’avenir de Taïwan, que Pékin espère absorber. Voir cet espoir s’éloigner est quelque chose de très difficilement supportable pour les Chinois. Le risque militaire existe.

Il y a un autre élément à prendre en considération : la légitimité du pouvoir chinois repose sur deux piliers. Le premier tient à ses origines, à sa lutte historique contre le Japon et contre l’impérialisme occidental. Le second pilier, c’est la légitimité acquise à travers l’excellente ascension sociale et économique de la Chine au cours des dernières décennies. C’est la sortie de la pauvreté, la sortie des années d’horreur de la Révolution culturelle… Sauf que la crise du Covid-19 et ses conséquences ne permettront plus au pays d’assurer le plein-emploi. Or, les Chinois, contrairement à l’image que l’on en donne volontiers en Occident, ne sont pas des gens incroyablement disciplinés. Ils sont même extraordinairement râleurs, à cheval sur leurs droits. Tant que les choses vont bien, ils acceptent les contraintes, mais si la mécanique se dérègle… Donc, le régime s’appuie de plus en plus sur l’exutoire nationaliste. L’avenir du communisme, c’est le nationalisme ! Par définition, ce n’est pas porteur de paix.

Un affrontement direct, frontal, entre la Chine et les États-Unis vous semble-t-il plausible ou exclu ?

Frontal, non. Il existe tout un réseau de contraintes propres aux puissances nucléaires. Elles auront toujours beaucoup de mal à se faire la guerre parce qu’elles risquent de perdre le contrôle des événements et de finir carbonisées. En revanche, la Chine et les États-Unis se livrent déjà à des batailles d’influence en utilisant leurs armes économiques, financières, politiques, culturelles – notamment en Asie.

Quel est le poids militaire respectif des deux puissances ?

En ce qui concerne le nucléaire, les nombres ne comptent pas. Que vous détruisiez votre ennemi avec 200 charges thermonucléaires ou 2 000, c’est égal. En revanche, dans le domaine conventionnel, il est clair que la Chine serait aujourd’hui battue, même si les Chinois construisent davantage de bâtiments de guerre que les Américains et que leur armée de l’air est en plein développement, sur le plan quantitatif et qualitatif. Sur le papier, dans les années qui viennent, la Chine rattrapera les États-Unis mais manquera de l’expérience des grandes opérations militaires lointaines, et de l’expérience de la guerre tout court.

Les Américains sont conscients de cette nouvelle donne. Ils savent aussi qu’ils possèdent un élément de prépondérance considérable : la maîtrise du système financier international. Lorsque Washington vous interdit d’utiliser le dollar, vous savez que vous avez un problème. C’est le cas de l’Iran et de tous ceux qui veulent commercer avec Téhéran.

Les États-Unis ont-ils cependant perdu leur rang d’hyperpuissance ?

Cela fait longtemps. La Russie est revenue, la Chine a émergé et les limites américaines sont apparues assez clairement au Moyen-Orient. Ils ne sont plus seuls sur la scène stratégique, mais demeurent une superpuissance et la puissance la plus forte. Notamment à travers l’arme financière et monétaire dont nous venons de parler. C’est vraiment l’élément de puissance qui continue de singulariser les États-Unis par rapport au reste du monde, et dont ils ont usé et abusé durant les années Obama comme les années Trump, allant jusqu’à rançonner telle ou telle entreprise grâce à une extension extraterritoriale du droit américain. Les Chinois ont toutes les raisons, dans les vingt ans à venir, de tenter de casser ce monopole.

La Chine est-elle devenue une superpuissance ?

Oui, sans aucune nuance. Le point tournant symbolique, c’est le discours de Xi Jinping au XIXe Congrès du Parti communiste chinois en 2017 : il y parle du rêve chinois et de la place de la Chine dans le monde. La Chine se pense désormais comme une superpuissance, elle chausse les bottes d’une superpuissance commerciale, économique, militaire. Elle coche toutes les cases. Pourtant, cela ne veut pas dire que les dirigeants chinois aient l’habitude de se comporter comme ceux d’une superpuissance. Visiblement, ils ont beaucoup de mal à calibrer leurs réactions. On a pu constater chez certains diplomates des comportements dysfonctionnels, comme lancer des rumeurs sur les réseaux sociaux… Le maniement de la puissance, cela s’apprend.

On a beaucoup parlé de l’émergence d’un monde multipolaire après l’échec américain en Irak. Revient-on à un monde bipolaire ?

Du point de vue monétaire et financier, le monde demeure unipolaire – américain. Du point de vue stratégique, on est dans un monde bipolaire dans lequel la relation entre la Chine et les États-Unis structure toutes les autres relations stratégiques. Au niveau géopolitique, diplomatique, c’est plus compliqué, car bien entendu la Chine et les États-Unis ne résument pas à eux seuls l’ensemble des relations internationales. On retrouve la bipolarité avec le champ de force sino-américain, mais aussi des éléments de multipolarité. En Asie même, la primauté chinoise est contestée. L’Inde, ce n’est pas rien. Si elle est moins développée économiquement, elle a un poids démographique comparable à celui de la Chine et possède l’arme nucléaire. Le Japon et la Corée du Sud disposent, eux, du parapluie américain. Autrement dit, la Chine peut craindre une forme d’encerclement.

Vous décrivez dans votre dernier livre les États-Unis et la Chine comme des États prédateurs. L’Union européenne est-elle dans leur viseur ?

Il y a peu de choses qui unissent les Américains et les Chinois, mais l’une d’elles nous concerne au premier chef ! C’est leur volonté de ne pas voir émerger une Union européenne forte. Pour Trump, l’Union est une cible, entre un ennemi et un adversaire – « like a foe », selon son expression. À ses yeux, l’Allemagne, c’est comme la Chine, voire pire, mais elle est plus faible. Ce sont vraiment des réflexions de prédateur.

Le regard des États-Unis, de la Chine et de la Russie sur l’Union est différent, mais leur point commun est bien la convoitise : l’Europe est un objet dont il convient de tirer le maximum de profits.

Cela peut-il aller jusqu’à la désintégration ?

Réponse courte : Oui. Réponse longue : l’Union européenne n’est pas condamnée à subir. Elle a des atouts, et notamment un instinct de survie très vigoureux. Nous avons survécu à la crise de l’euro, à la crise migratoire et, dans l’affaire du Covid, l’Allemagne et la France ont su proposer une réponse politico-économique assez vigoureuse. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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