À en croire la description qu’en font ses dirigeants, le défi intérieur chinois se révèle infiniment plus complexe que ne saurait le rendre, dans sa brièveté, la « montée inexorable de la Chine ». Si stupéfiantes qu’aient été les réformes de l’époque de Deng Xiaoping, une part de l’expansion spectaculaire de la Chine pendant les premières décennies a bénéficié d’un facteur favorable : la liaison s’effectuait très aisément entre l’énorme réservoir de main-d’œuvre jeune et largement non qualifiée à l’époque – elle avait été « anormalement » coupée de l’économie mondiale durant les années Mao – et les économies occidentales, qui étaient dans l’ensemble prospères, optimistes, fortement financées par le crédit, et qui disposaient de liquidités pour acheter des produits manufacturés en Chine. Aujourd’hui, la force de travail de la Chine vieillit et devient plus qualifiée (entraînant la délocalisation de certains emplois de base de l’industrie manufacturière dans des pays où les salaires sont plus bas, comme le Vietnam et le Bangladesh), et, l’Occident entrant dans une période d’austérité, le tableau se présente sous un jour infiniment plus compliqué.

La démographie s’ajoutera au problème. Poussée en avant par l’augmentation du niveau de vie et de la longévité alliée aux distorsions de la politique de l’enfant unique, la Chine détient l’une des populations les plus rapidement vieillissantes du monde. Le chiffre total de la population en âge de travailler devrait atteindre son niveau maximal en 2015. À partir de cette date, un nombre de plus en plus réduit de citoyens chinois âgés de quinze à soixante-quatre ans devra faire vivre une population âgée grandissante. Les changements démographiques seront sévères : on estime qu’en 2030 le nombre de travailleurs ruraux âgés de vingt à vingt-neuf ans représentera la moitié de son niveau actuel. En 2050, la moitié de la population chinoise devrait avoir plus de quarante-cinq ans, et un quart de la population du pays – en gros l’équivalent de la population totale des États-Unis – plus de soixante-cinq ans.

Un pays confronté à des tâches intérieures de cette ampleur ne va pas se jeter tête baissée, et encore moins de manière automatique, dans un affrontement stratégique ou dans la recherche de la domination mondiale. L’existence d’armes de destruction massive et de technologies militaires modernes dont il est impossible de connaître les conséquences ultimes marque une différence capitale avec la période ayant précédé la Première Guerre mondiale. Rien ne permettait aux chefs d’État qui avaient commencé cette guerre de comprendre les conséquences des armes dont ils disposaient. Les dirigeants contemporains ne peuvent se bercer d’illusions sur le potentiel de destruction qu’ils sont capables de déchaîner.

La concurrence cruciale entre les États-Unis et la Chine sera plus vraisemblablement économique et sociale que militaire. Si les tendances observées aujourd’hui dans la croissance économique, la santé financière, les dépenses d’infrastructure et les équipements éducatifs des deux pays se poursuivent, il s’instaurera peut-être un écart en matière de développement – et dans les perceptions de pays tiers d’une influence relative –, en particulier dans la région Asie-Pacifique. Mais c’est une éventualité que les États-Unis sont capables de bloquer, voire d’inverser par leurs propres efforts.

Il incombe aux États-Unis de conserver leur compétitivité et leur rôle dans le monde. Ils doivent le faire en raison de leurs convictions traditionnelles et non pour coiffer la Chine au poteau. Développer la compétitivité est un projet en grande partie américain, que nous ne devons pas demander à la Chine de résoudre pour nous. La Chine, au nom de sa propre interprétation de son destin national, poursuivra son expansion économique et continuera à cultiver une large gamme d’intérêts en Asie et ailleurs. Cette perspective n’impose pas les affrontements qui ont conduit à la Première Guerre mondiale. Elle traduit une évolution dans de nombreux secteurs où la Chine et les États-Unis coopèrent tout autant qu’ils rivalisent.

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L’argument selon lequel la Chine et les États-Unis sont voués à se heurter de plein fouet part du principe qu’ils se comportent l’un envers l’autre comme deux blocs rivaux de part et d’autre du Pacifique. Ce qui les conduit l’un comme l’autre au désastre.

Une dimension de la tension stratégique dans la situation mondiale actuelle tient au fait que les Chinois redoutent que l’Amérique ne veuille endiguer la Chine – à quoi répond la crainte des Américains que la Chine ne cherche à expulser les États-Unis d’Asie. Le concept d’une communauté du Pacifique – région à laquelle les États-Unis, la Chine et d’autres États appartiendraient tous, participant tous à son développement pacifique – pourrait calmer ces appréhensions. Il rassemblerait les États-Unis et la Chine dans une entreprise commune. Des objectifs partagés – de même que leur définition – se substitueraient dans une certaine mesure aux inquiétudes stratégiques. Ils permettraient à d’autres grands pays tels le Japon, l’Indonésie, le Vietnam, l’Inde et l’Australie, de participer à la construction d’une configuration perçue comme un effort commun et non comme une polarisation entre les blocs « chinois » et « américain ». 

 

De la Chine © Henry A. Kissinger, 2011 © Librairie Arthème Fayard, 2012, pour la traduction française d’Odile Demange et Marie-France de Paloméra

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