Si l’on considère les résultats des dernières élections générales au Royaume-Uni, en juin 2017, on est frappé par la stabilité et la résilience du système partisan et parlementaire de Westminster : les deux plus grands partis, conservateurs et travaillistes, ont obtenu ensemble 82 % des suffrages exprimés et détiennent 89 % des sièges à la Chambre des communes. On pourrait donc croire effacées les quarante dernières années, marquées par l’érosion des adhésions aux partis, par le déclin de la participation électorale, par l’émergence de nouveaux partis politiques – SDP et libéraux-démocrates (centristes), UKIP (populiste antieuropéen), Verts, nationalistes écossais et gallois – qui ont obtenu une représentation dans les assemblées aux pouvoirs dévolus et ont parfois imposé des coalitions, y compris à Westminster (en 2010). 

Pourtant, les deux grands partis sont bien des colosses aux pieds d’argile : ils dominent sans partage la scène parlementaire, mais les électeurs répètent, enquête après enquête, qu’ils ne leur font plus confiance. Depuis 2015, l’image de pragmatisme que les observateurs extérieurs ont parfois pu avoir d’eux – et qu’ils ont aussi revendiqué en se présentant comme les défenseurs du common sense pour les conservateurs ou les adeptes d’une « troisième voie » post-idéologique pour les néotravaillistes de Tony Blair – a volé en éclats. Et si le Brexit polarise les oppositions, il obère des mésententes plus profondes.

Les deux partis sont aujourd’hui clivés par des désaccords politiques qu’exacerbe un climat général délétère. S’il n’est pas sûr qu’un (ou deux) nouveau parti émerge de ces conflits, c’est que le système institutionnel (et tout particulièrement le mode de scrutin) rend cette entreprise hasardeuse : les tentatives précédentes n’ont guère réussi à s’imposer politiquement, encore moins électoralement. Les parlementaires soucieux de leur carrière autant que de leurs convictions hésitent d’autant plus à tenter l’aventure. S’ils sont de gauche, ils seront accusés de faciliter le maintien des conservateurs au pouvoir ; s’ils sont de droite, de préparer le terrain à une arrivée du socialiste Jeremy Corbyn au 10 Downing Street, résidence du Premier ministre. Et dans les deux cas, leurs chances de réélection semblent compromises s’ils quittent leur parti.

Quels sont ces clivages internes ? Les europhobes sont un souci majeur pour les dirigeants conservateurs depuis les années 1990. Certains d’entre eux ont fait de l’opposition à l’Union leur cheval de bataille sans que cela leur rapporte électoralement. Mais c’est la menace d’un parti populiste anti-européen, le UKIP, qui a convaincu David Cameron, alors Premier ministre, de promettre dès 2013 un référendum sur l’appartenance à l’Union dans l’espoir de crever l’abcès et de discipliner ses élus. Il ne pensait pas avoir à s’y tenir en obtenant la majorité absolue en 2015 et il n’envisageait pas non plus que la campagne menée pour le référendum de juin 2016 par certains de ses collègues (Boris Johnson, David Davis, Michael Gove) complète celle du UKIP, au point d’entraîner la défaite de son camp et sa démission immédiate.

Theresa May, qui lui a succédé, est restée l’otage des brexiters, désormais organisés en une faction très active, l’ERG (European Research Group). Ces derniers sont non seulement parvenus à obtenir un vote pour l’évincer de la direction du parti en décembre 2018, mais ils sont aussi responsables de ses échecs répétés, depuis janvier 2019, à faire adopter l’accord de sortie de l’Union par les députés. Les brexiters représentent désormais un cinquième des députés conservateurs, mais leurs soutiens parmi les adhérents du parti sont, en proportion, bien plus importants : 70% des adhérents ont voté pour le Brexit en 2016 et les deux tiers voteraient sans doute contre l’accord de Mme May avec Bruxelles si la question leur était posée lors d’un référendum (contre 25 % de l’électorat dans son ensemble). L’intégrité de son parti et sa radicalisation sur ce thème sont donc au cœur des problèmes qui se posent à Mme May, même si ce consensus sur la sortie de l’Union cache des sujets peu évoqués de politique interne, comme celui du modèle social. En effet, alors que Theresa May se présente comme une conservatrice populaire (one-nation Tory) et pragmatique, ses adversaires au sein du parti défendent une économie globalisée et ouverte grâce à une dérégulation sans frein.

Chez les travaillistes, la situation est presque inversée : la démission d’Ed Miliband au lendemain de la défaite de 2015 a permis l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti, en raison d’une combinaison de réformes internes, de l’absence de personnalité dominante chez les héritiers des années néotravaillistes et du souhait que la gauche du parti soit représentée parmi les candidats au vote des adhérents. Loin d’être le favori de ses collègues députés, Corbyn a bénéficié d’un afflux d’adhérents mobilisés par leur volonté de reconquérir le parti si profondément transformé par Tony Blair. Peu habitué à se retrouver en première ligne, il a peiné à s’imposer aux Communes face à Cameron puis à May. Il n’a pas su, en tant que meneur, proposer de position claire lors de la campagne référendaire puis des débats parlementaires sur le Brexit, pour des raisons idéologiques (son euroscepticisme historique) mais aussi stratégiques. 

Afin de ne pas s’aliéner les électeurs populaires antieuropéens, il a mené la campagne de 2017 en promettant de négocier la sortie de l’Union, puis refusé de soutenir l’organisation d’un second référendum. Ses prises de position politiques (en faveur de la Palestine ou de l’actuel gouvernement vénézuélien, sur l’Irlande du Nord et la Russie, etc.) ont fourni des arguments à des campagnes virulentes dans la presse. En interne, il est attaqué pour ses supposées tergiversations sur la question de l’antisémitisme au sein de son parti et pour la prise de contrôle de l’appareil partisan par ses soutiens (le groupe Momentum, fondé en 2015), marginalisant voire menaçant les députés récalcitrants, et particulièrement les centristes. Les motivations des démissions coordonnées, le 18 février, de huit députés travaillistes (qui accusent Corbyn d’ambivalence sur l’antisémitisme et sur le Brexit, de gauchisme intellectuel, de confusion en politique internationale et de harcèlement des opposants, et lui reprochent le type de renouveau politique qu’il promeut) éclairent l’état de division interne du Parti travailliste. Cette situation l’empêche de constituer une opposition structurée, crédible et ascendante face à un gouvernement pourtant très affaibli.

De nombreux facteurs ont contribué à l’état quasi insurrectionnel qui existe actuellement à l’intérieur des deux grands partis britanniques (trois députés ont aussi démissionné du Parti conservateur). Le populisme de droite – poussé initialement par les europhobes du UKIP puis réintégré dans le parti conservateur – et le populisme de gauche – qui s’appuie sur la revendication d’une idéologie socialiste et gauchiste et d’un soutien aux classes populaires abandonnées par les néotravaillistes – font partie des facteurs de désagrégation, mais les faiblesses intrinsèques des leaders respectifs doivent aussi être prises en compte : May et Corbyn n’inspirent pas plus confiance à leurs députés qu’à leurs électeurs. Ils polarisent les adhérents de leurs partis et plus encore le public. La situation apparaît d’autant plus dramatique que le pays est à quelques semaines d’une sortie de l’Union européenne mal négociée et mal préparée par le gouvernement, et qui représentera, quelle que soit finalement sa forme (avec ou sans accord), un choc économique, financier, budgétaire, réglementaire, politique et social.

La crise des grands partis est à l’image de celles que traversent le Parlement et le pays : auto-infligées, et il n’existe aucune piste claire pour en sortir. 

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