En 2004, les Européens de l’Est étaient les bienvenus au Royaume-Uni pour combler le déficit de main-d’œuvre dans les secteurs d’entrée de gamme de l’économie. D’ailleurs, le Royaume-Uni comptait parmi les trois seuls États membres de l’Union européenne qui refusaient d’appliquer les restrictions en matière de mobilité imposées aux citoyens des nouveaux États membres d’Europe de l’Est. Les raisons de ce refus étaient d’ordre purement économique : ce n’était en aucun cas parce qu’ils étaient Blancs ou Européens que l’on acceptait ces Européens de l’Est. La question ne se posait pas en ces termes : en maintenant la porte ouverte à des travailleurs de l’UE, le Royaume-Uni accueillait de facto des travailleurs blancs européens. Les architectes de ces politiques n’étaient pas racistes. Et pourtant, les procédures institutionnelles en vigueur dans les organes directeurs et administratifs chargés de définir et d’appliquer la politique d’immigration mettaient en œuvre des choix reproduisant les logiques racialisées d’antan. Ainsi, au départ, les Européens de l’Est ont, à leur corps défendant, contribué à propager ces subtiles préférences racialisées.

Cependant, cela n’a pas duré. Quelques années plus tard, ces Européens de l’Est en sont rapidement venus à incarner tout ce qui ne fonctionnait pas en matière d’immigration au Royaume-Uni. Alors que ces immigrés arrivaient toujours plus nombreux que ce que les estimations avaient anticipé – pour combler des déficits de main-d’œuvre plus importants que ceux qui avaient été évalués –, la patience s’est émoussée, et la brève histoire d’amour entre le Royaume-Uni et les Européens de l’Est a tourné court. Ces derniers ne constituaient plus une partie de la solution, mais du problème : on se mit à entendre qu’ils occupaient les emplois, captaient le secteur des services, sollicitaient – ou pire, escroquaient – les organismes gérant les prestations sociales, mendiaient, volaient, faisaient du trafic, et, au bout du compte, surpeuplaient un pays qui l’était déjà passablement. Nigel Farage, le créateur du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, le UKIP, anti-européen, rendait les immigrés responsables des bouchons sur la M4 (la grande autoroute qui va de Londres vers l’Ouest). À mesure que la Grande-Bretagne sombrait dans la crise économique mondiale, les Européens de l’Est devenaient l’exutoire tout trouvé des peurs, des angoisses et des incertitudes des Britanniques.

Bien entendu, ces citoyens n’étaient pas ciblés parce qu’ils étaient blancs, mais parce qu’ils étaient de nouveaux arrivants, et qu’ils étaient nombreux. Mais les prendre ainsi pour cible a eu pour effet de les rendre moins blancs. En d’autres termes, le dénigrement constant dont ils ont été victimes a entraîné une sorte d’effritement de leur légitimité en tant que Blancs et Européens. Il les a « racialisés » en tant qu’individus par essence différents et inférieurs, moins blancs, moins européens.

Les politiciens de tous bords – pas uniquement ceux qu’on soupçonne habituellement de sympathie pour l’extrême droite, comme on le suppose parfois – ont jeté les bases de ce dénigrement, dans la mesure où prévalait un large consensus sur le fait que l’immigration était un problème à régler de façon urgente. Relayées par les médias, des préoccupations similaires relatives à l’immigration se sont souvent vues imprudemment exprimées comme des problèmes avec les immigrés. Les tabloïds ont mené la charge, avec, en unes, moult photos de « fraudeurs roms avérés » aux prestations sociales, nouveaux visages racialisés de l’immigration en provenance de l’Europe de l’Est. Puis des histoires ont circulé sur les comportements antisociaux, les activités criminelles, les insensibilités culturelles, auxquels s’ajoutaient une myriade d’autres affronts au mode de vie britannique. Le disque rayé du discours anti-immigrés entonnait de nouveau son air familier.

Comme toujours, le racisme n’était pas très loin, la seule originalité ici étant que les Européens de l’Est, parce que blancs et européens, étaient censés s’intégrer. Les Roms, en particulier, ont produit un effet de levier phénotypique bienvenu sur un racisme par ailleurs monochrome ; cependant la plupart des discours racialisants ayant pris forme avaient une teneur plus culturelle. Il s’agissait d’une sorte de racisme dans lequel les prétendues carences culturelles des Européens de l’Est étaient présentées comme étant à l’origine de ce qui poussait ces citoyens à frauder le système britannique des prestations sociales, à emprunter la mauvaise voie sur la M4, ou encore à embrocher des cygnes dans les parcs et les rivières anglais. Ces carences étaient présentées comme tout aussi immuables que la pigmentation pour les précédents groupes d’immigrés moins blancs du Royaume-Uni.

Le racisme a prouvé sa résilience. Peu enclin à se laisser décourager par une chose aussi triviale que la pigmentation, il s’est porté sur les repères culturels pour transformer les Européens de l’Est en cibles faciles. Des similitudes supposées entre immigrés et population de souche ont été adroitement remaniées en différences immuables. Ces phénomènes couvaient bien avant le Brexit, mais celui-ci, par la tempête qu’il a provoquée, est parvenu à apparier les frustrations relatives à l’immigration et le ressentiment à l’égard de l’Union européenne, puis à les diriger vers les Européens de l’Est. Pour autant, au Royaume-Uni, le racisme envers d’autres minorités, au premier rang desquelles les musulmans, ne s’est pas amoindri. Mais ce racisme-là n’est pas lié au Brexit ; il a d’autres sources. Le racisme lié au Brexit, lui, se focalise sur les Européens de l’Est.

Sauf lorsqu’il se cherche des cibles pour des agressions violentes, comme en témoigne la recrudescence des crimes haineux qui a suivi le référendum. Car même s’ils étaient le visage du problème de l’immigration lors du Brexit, les Européens de l’Est n’étaient pas des plus faciles à reconnaître dans un pays de Blancs. Dès lors, les agressions racistes ont ciblé des visages plus repérables, ceux de communautés établies de longue date en Grande-Bretagne. Les troisième et quatrième générations de Jamaïcains, de Pakistanais ou d’Indiens ayant émigré au Royaume-Uni n’avaient rien à voir avec le Brexit ; d’ailleurs, une large proportion de ces citoyens était en accord avec les partis pris anti-immigrés d’Europe de l’Est propagés en Grande-Bretagne par les partisans du Brexit. Mais la couleur de leur peau faisait d’eux des cibles faciles, à un moment où il était impossible de reconnaître les véritables cibles.

Devrions-nous nous en étonner ? Sommes-nous en mesure de citer, en Grande-Bretagne ou ailleurs, une vague importante d’immigration qui n’ait pas suscité de racisme ? Au xixe siècle, les Irlandais qui émigraient aux États-Unis étaient qualifiés de « nègres blancs » ; un siècle et plusieurs générations plus tard, les Irlandais émigrant au Royaume-Uni se voyaient accueillis par des pancartes proclamant : « Pas de Noirs, pas de chiens, pas d’Irlandais. » Tant que le racisme sera actif – blâmer les nouveaux arrivants pour tous les maux possibles et imaginables de la société, et déclarer qu’ils ne peuvent rien y faire, car ils ne sont tout bonnement ni de la bonne couleur ni de la bonne culture –, nous ne devrions pas être surpris de voir sa dernière incarnation cibler les Européens de l’Est. Le racisme fait feu de tout bois ; il ne s’embarrasse pas des différences, au contraire il les rend opérantes. 

 

Traduit de l’anglais par LAURENCE RICHARD

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