COPENHAGUE. « Nous aimerions vous garder en sécurité. » Le message s’affiche en grand, en noir sur jaune, dans les couloirs de l’aéroport de Copenhague. Il est signé de la Politi, la police nationale danoise, popularisée par les séries à succès The Killing ou Bron. Et pourtant, une simple journée de marche à travers les rues de la capitale suffit à le constater : les forces de l’ordre en sont quasi absentes. Peu d’uniformes, pas de patrouilles armées, pas de vigiles devant les magasins, pas de portiques de sécurité. Pas même aux abords du parc de Tivoli, ou du quartier hippie de Christiania, où le cannabis se vend encore à l’air libre. Et si des plots de béton bordent les principales artères de la ville, comme la Borsgade, le long du Parlement, ceux-ci devraient bientôt être remplacés par des arbres, des bancs ou des pots de fleurs, nettement plus discrets.

« Cela peut paraître dérisoire aux yeux d’un étranger, mais pour nous il y a déjà beaucoup plus de policiers dans les rues qu’il y a encore cinq ans », sourit Lars, un habitant de la ville. La petite trentaine, barbe courte et bonnet vissé sur le crâne, le jeune homme est assis à la terrasse d’un bar de Vesterbro, le quartier branché de l’ouest de la capitale. Pour lui, le risque terroriste paraît assez lointain : « Je sais qu’il y a des menaces, mais je ne crois pas que nous devrions commencer à mettre des uniformes à tous les coins de rue. En tout cas, ce n’est pas quelque chose auquel je pense tous les jours. » Sa voisine, Julie, est plus prudente. Depuis quelques mois, cette jeune femme blonde de 26 ans hésite à participer à de grandes manifestations publiques. « J’étais là lors des réunions de soutien après les attentats de Paris ou de Manchester. Mais aujourd’hui la foule me rend un peu nerveuse. Dans le quotidien, cela dit, tout va bien. Nous n’avons pas connu ici les mêmes drames qu’en France. Si c’était le cas, peut-être que nous changerions d’avis… »

 

Ce son de cloche, c’est celui qu’on entend aux quatre coins de Copenhague. Un mélange de gravité et de sérénité, qui préfère tenir la peur à distance. Le Danemark n’a pourtant pas été épargné par la mouvance djihadiste. Depuis 2005 et la publication dans les colonnes du Jyllands-Posten des caricatures de Mahomet, le royaume est resté dans le collimateur des islamistes. Plusieurs projets d’envergure contre le quotidien conservateur ont été déjoués. Une lettre piégée a explosé dans un hôtel. En octobre 2014, une adolescente radicalisée a poignardé à mort sa mère d’une vingtaine de coups de couteau. Et le jour de la Saint-Valentin 2015, un homme a ouvert le feu lors d’un colloque autour de l’art et de la liberté d’expression, tuant un membre de l’assistance, avant d’assassiner une seconde personne quelques heures plus tard devant la Grande Synagogue de la ville. Le terroriste, né au Danemark et d’origine jordanienne, a lui-même été tué au petit matin par les forces de l’ordre, non sans avoir blessé plusieurs policiers.

Présent ce jour-là lors de la conférence, l’ambassadeur de France François Zimeray était l’une des cibles du tueur. Deux ans plus tard, assis dans un élégant salon surplombant la grande place Kongens Nytorv, il mesure le chemin accompli : « Cet attentat a surpris tout le monde ici. Personne n’imaginait qu’une telle attaque pouvait survenir. L’écrivain local Jens Christian Grøndhal a cette jolie expression : “Le Danemark a à peine été effleuré par l’Histoire.” Les drames n’appartenaient qu’aux journaux, pas à la vraie vie. Là, l’Histoire débarquait au Danemark. Et l’attentat a contraint le pays à revoir son dispositif de sécurité. » Après le 11-Septembre, deux séries de loi avaient déjà été votées, en 2002 et 2006, pour se mettre en accord avec les normes de sécurité européennes. En 2015, une législation plus sévère encore a été mise en place, afin notamment d’interdire les voyages en Irak et en Syrie, ou de pénaliser le fait de combattre au sein d’un groupe djihadiste, un acte désormais assimilé à de la trahison et passible de seize ans de prison. Quant aux forces de police, leur présence a été accrue dans les zones les plus sensibles, mais celle-ci reste volontairement discrète, loin de la démonstration sécuritaire. 

« Les Danois ne veulent pas renoncer à leur art de vivre, fondé sur la confiance, poursuit François Zimeray. Chacun ici est le policier de lui-même. Un Danois ne traversera jamais une rue sans voiture tant que le feu n’est pas vert, même à une heure du matin. Il pourra également laisser sa poussette sur le trottoir, avec son bébé à l’intérieur, avant d’entrer dans un magasin. Vous leur demandez : “Vous n’avez pas peur ? Il y a des gens qui passent !” Leur réponse est simple : “Justement, parce qu’il y a des gens qui passent, je n’ai pas peur.” »

 

En se promenant au pied des briques brunes du « Borgen », le siège du gouvernement danois, sans croiser le moindre uniforme, on pourrait croire que Copenhague ne serait après tout qu’une ville sans histoires, vierge de toute forme de criminalité. Le pays n’était-il pas jusqu’à cette année le « plus heureux au monde », selon le World Happiness Report ? Mais les apparences sont trompeuses, et la réalité tout autre. Ce matin-là, les journaux danois font justement leur une sur la mort d’un adolescent de seize ans, fauché lors d’une fusillade entre gangs rivaux dans le quartier d’Østerbro, au nord de la ville. Depuis plusieurs mois, le pays souffre d’une recrudescence des violences entre communautés, face à des forces de l’ordre dépassées. Les dix mille officiers que compte le pays se plaignent régulièrement du surmenage et du manque d’effectifs. Amenés à patrouiller davantage dans les rues, ceux-ci sont contraints de négliger les tâches quotidiennes, des contrôles maritimes à la lutte contre le trafic de drogue. Pour libérer des forces vives en urgence, le gouvernement danois a même été contraint il y a quelques semaines de confier à l’armée la surveillance de sa frontière avec l’Allemagne, réinstaurée depuis janvier 2016 et le risque de crise migratoire. D’autres soldats ont quant à eux relevé les policiers postés devant la Grande Synagogue et l’ambassade israélienne, une première à Copenhague depuis la Seconde Guerre mondiale.

 

Heureusement, la Politi n’est pas la seule carte dans la manche du gouvernement. La lutte contre le terrorisme, au Danemark, s’appuie sur d’autres piliers, moins spectaculaires mais peut-être plus efficaces encore. Le renseignement notamment. Depuis l’attaque de février 2015, Copenhague a mis en place un nouveau programme, baptisé « Une défense forte contre la terreur », renforçant les prérogatives de la police et des services de renseignements danois (PET). Ceux-ci ont notamment pour mission de surveiller les réseaux sociaux et les communications afin de prévenir d’éventuelles attaques – un programme développé en coopération depuis un an avec Palantir Technologies, une start-up américaine spécialisée dans l’analyse de données à grande échelle. Concrètement, ce sont des dizaines de milliers de citoyens dont les échanges et les données personnelles sont aujourd’hui recueillis par des logiciels espions, sous couvert d’antiterrorisme. « La législation a changé pour donner davantage de pouvoir aux services de renseignements », analyse Peter Vedel Kessing, spécialiste des questions de terrorisme pour l’Institut danois des droits de l’homme. « Le PET a désormais le droit de surveiller les communications des Danois à l’étranger. Et les compagnies privées sont tenues de conserver toutes leurs données. À ce stade, nous n’avons aucune raison de penser que les libertés individuelles ne sont pas respectées. Il faudra évaluer ces nouveaux pouvoirs, mais nous ne voulons pas être naïfs. Le pays connaît des menaces, et ces informations peuvent être nécessaires à la police. Il faudra simplement veiller à l’usage qui en sera fait. Légalement, elles ne peuvent être utilisées que dans le cadre de la lutte antiterroriste. Mais qui nous dit qu’elles ne seront pas utilisées un jour si vous souhaitez voyager ou trouver un emploi ? » 

Dans ce pays où le consensus est roi, cette surveillance d’État ne fait toutefois guère débat au sein de la population. « Pourquoi se méfier de l’usage que l’État pourrait faire de nos données, quand nous les donnons si librement à Google, Facebook ou Apple ? », interroge ainsi Morten Messerchsmidt, député européen pour le Parti populaire danois. « Cette méfiance peut s’expliquer par l’histoire de chaque pays. Mais au Danemark, l’État n’est pas vu comme une force hostile ou oppressive. Il est au service de la population. Vous pouvez y voir une forme de Big Brother, mais le mot important de l’expression ici, c’est brother. »

 

Le dernier pilier de la protection danoise, c’est la prévention. Car, au pays d’Andersen, on connaît ses classiques, et on sait qu’il ne faut pas négliger les vilains petits canards. Entre 2010 et 2013, environ cent trente jeunes danois ont quitté le pays pour garnir la cohorte djihadiste, en Syrie ou en Irak. Un nombre incroyable pour ce petit pays de cinq millions d’habitants, le second en proportion en Europe après la Belgique. « Ces départs ont véritablement interrogé le pays », se souvient Andreas Wibe Poulsen, de l’Agence danoise pour le recrutement international et l’intégration. « Ils peuvent s’expliquer par l’origine géographique des musulmans au Danemark, qui proviennent davantage du Moyen-Orient que du Maghreb par exemple, et qui ont donc davantage de liens avec cette région du monde. Mais ils ont aussi mis en lumière les difficultés du pays à intégrer cette population, à lui montrer quelle place elle pouvait trouver au sein de la communauté nationale. » 

Pour comprendre ce phénomène, il faut quitter la capitale et rejoindre Aarhus, dans le nord du pays. La plupart des djihadistes danois sont en effet originaires de cette grande cité qui accueille la mosquée Grimhoj, connue pour ses discours salafistes. Alors depuis quelques années, la municipalité a mis en place un système singulier contre la radicalisation de sa jeunesse : plutôt que de recourir à la force ou à la justice, les autorités s’appuient sur le réseau social des écoles, des clubs ou des associations pour repérer très tôt les jeunes tentés par l’aventure djihadiste. Une fois détectés, ceux-ci reçoivent le soutien et le conseil de psychologues et de mentors, parmi lesquels d’anciens combattants djihadistes, eux-mêmes « soignés » au sein de ce réseau – à condition qu’ils n’aient commis aucun crime à l’étranger. Parmi les jeunes passés par là figure Ahmed, un Danois de 25 ans d’origine somalienne, dont la BBC a recueilli le témoignage. Il y raconte sa colère, sa frustration, ses projets de départ au Pakistan. Puis le coup de fil de la police, un jour, qui l’invite à un café. Sa rencontre avec Mahmoud, leurs discussions durant de longs mois, le temps de reprendre confiance en lui, et dans la capacité de la société danoise à l’accepter. « Il me disait que j’avais raison de me sentir maltraité, mais que je foutrais ma vie en l’air en partant là-bas. On ne me demandait pas de ne plus être musulman, simplement d’être un bon musulman qui ne blesse pas les gens. » Finalement, Ahmed n’a jamais rejoint le Pakistan, il est allé à l’université. Il s’est même marié. Et depuis 2013, le Danemark, qui a débloqué 60 millions de couronnes pour généraliser le « modèle d’Aarhus », n’a plus connu qu’un seul départ avéré. 

 

Le pays n’en a pas fini pour autant avec le djihadisme. En mai dernier, une adolescente de dix-sept ans, récemment convertie à l’Islam, est ainsi devenue la première femme jugée pour terrorisme au Danemark. Surnommée « la fille de Kundby », celle-ci avait été arrêtée quelques mois plus tôt alors qu’elle envisageait de faire exploser deux écoles, dont un établissement juif. Elle a depuis été condamnée à six ans de prison. « Une menace sérieuse pèse encore sur le royaume », a estimé il y a quelques semaines le ministre de la justice Søren Pape Poulsen, lors d’une adresse au Parlement. « Personne ne peut garantir que des attentats comme ceux qui ont été commis dans d’autres pays d’Europe n’auront pas lieu ici. Mais nous n’avons jamais été aussi prêts à faire face au risque terroriste. » Le Danemark, qui prend le 1er novembre la présidence du comité des ministres du Conseil de l’Europe, envisage d’y présenter une réforme de la Convention européenne des droits de l’homme, et notamment de son article 8, afin de permettre l’expulsion des étrangers soupçonnés de liens terroristes. « Notre pays n’a pas cédé à la peur jusqu’ici, mais cela pourrait survenir en cas d’attaque importante », s’inquiète Peter Vedel Kessing à l’Institut danois des droits de l’homme. « Nous avons eu de la chance, mais l’avenir est alarmant. Car chaque nouvelle menace amène une nouvelle législation, et chaque nouvelle législation est un pas de plus sur le chemin sécuritaire. Et pour l’instant, c’est un chemin dont on ne revient pas. »  

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