Vivons-nous désormais dans une société structurellement sécuritaire ?

Oui, le politique fonde aujourd’hui sa légitimité sur une offre sécuritaire. La sécurité, c’est ce qui est promis politiquement lorsque d’autres idéaux plus traditionnels, notamment en matière de justice, finissent par être négligés ou abandonnés. Au fond, la sécurité apparaît comme un idéal non questionné, comme quelque chose qui dans son évidence même est promis aux citoyens. Sur le fond, je ne dirais pas que le sécuritaire est une mauvaise réponse à un faux problème. C’est plutôt une mauvaise réponse à un véritable problème qui tient à la nature des formes de la violence contemporaine. Nous vivons dans une société sécuritaire où, à bien des égards, les libertés formelles n’ont jamais été aussi grandes qu’aujourd’hui.

Vous ne qualifieriez donc pas cette nouvelle offre politique de « despotisme doux », pour reprendre l’expression de Tocqueville ? 

Il y a quelque chose d’inadéquat dans l’opposition que l’on fait toujours entre la sécurité et les libertés. Dans le modèle sécuritaire, on constate tout de même qu’il existe une figure de la liberté valorisée, même si c’est au détriment des autres. C’est la liberté d’entreprendre, la liberté de l’agent économique. Les libertés classiques sont aujourd’hui les grandes perdantes. Dès lors que la liberté économique est garantie, on se soucie beaucoup moins des libertés juridiques qui sont au fondement du libéralisme. Elles sont remises en cause parce que la confiance dans les autorités publiques, dans l’État, comme garant de la sécurité atteint actuellement un degré de naïveté invraisemblable.

La demande sécuritaire est telle que l’État tente d’y répondre. Et l’opinion est dans une quête permanente de garanties supplémentaires, comme le montre la dernière loi sur le terrorisme.

Quelle est la nouveauté du modèle sécuritaire actuel ?

Quand on observe le dispositif de sécurité à l’œuvre, on découvre derrière l’État l’existence d’un marché de la sécurité. Voilà ce qu’un philosophe politique comme Hobbes n’aurait jamais imaginé, envisagé, ni admis. Il existe environ 1,5 million de personnes en France qui sont employées dans les entreprises de sécurité privées auxquelles l’État délègue des pouvoirs et qui participent de l’État libéral-sécuritaire qui nous caractérise. Nous avons dépassé l’opposition binaire entre l’État et la société civile, cette tension qui était la marque des démocraties modernes.

Dans cet ordre libéral-sécuritaire, les citoyens ne sont-ils pas « des moutons effrayés par la liberté, s’en allant voter par millions pour l’ordre et la sécurité », comme le chantait déjà Renaud en 1975 ?

Je dirais que l’État libéral-sécuritaire arrive non pas sur les ruines, mais sur l’affaiblissement de l’État providence. La dose de peur ressentie par certains de nos concitoyens suscite une demande de sécurité de plus en plus forte à laquelle répond l’État. Cette nouvelle accoutumance à la peur se retrouve aussi sur les lieux de travail, provoquée par un management spécifique. Cela produit un type d’individus tout à fait prêts à accepter des mesures que l’on aurait appelées autrefois liberticides. Il y a deux manières de l’interpréter. Soit on postule que l’opinion est en demande de sécurité aussi bien en termes de CDI que de sécurité dans l’espace public ; soit on considère qu’il y a un travail idéologique pour que cette demande de sécurité, légitime en elle-même, s’oriente exclusivement sur des questions de sécurité publique. Toutes les entreprises qui vivent de la sécurité ont par définition intérêt à ce que le sentiment d’insécurité persiste.

Comment expliquer l’attitude de citoyens sensibles aux libertés publiques et qui confient sans crainte leurs données personnelles aux réseaux sociaux sur Internet ?

C’est bien le paradoxe : nous sommes à la fois dans une société de défiance et d’une grande candeur à l’égard des pouvoirs. On dit souvent que la sécurité est la première des libertés. En réalité, on trouve dans les grands textes comme la Déclaration des droits de l’homme la notion de sûreté. Pour Montesquieu, c’est d’abord la garantie des droits de l’individu à l’encontre des tentations de l’État de s’immiscer dans la vie privée. Voilà un concept politique moderne. Or, ce qui est frappant aujourd’hui, c’est que l’on a complètement substitué la sécurité à la sûreté. Il règne une sorte de confiance spontanée dans l’État d’une part et dans les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) de l’autre.

Comment l’expliquer ? Mon hypothèse, c’est que les « pratiquants » se laissent prendre au mythe puissant de l’horizontalité des réseaux. Ils pensent partager leurs informations dans un face-à-face avec leurs « amis », vivent dans l’illusion qu’il n’existe pas de tiers à l’écoute. Or nous savons qu’il y a un tiers. Si la plupart des individus continuent de donner ces informations en dépit des risques courus, c’est qu’ils pensent que la quantité de data est telle dans le monde que leurs données seront perdues dans la masse. Il s’agit d’une naïveté suprême, liée à l’affaiblissement de la conscience historique de ce sur quoi reposent les démocraties : on oublie que des pouvoirs économiques ou politiques tout sauf bienveillants pourraient se reconstituer.

La juriste Mireille Delmas-Marty parle d’une société anesthésiée acceptant des lois qui sont en recul sur le plan des libertés publiques. 

Oui, la sécurité est devenue en France l’alpha et l’oméga de la politique. C’est le retour de l’État paternaliste. Comme le terrorisme est aujourd’hui le mal extrême, configuré comme tel, présenté comme tel, et que, de fait, c’en est un, alors évidemment n’importe quel moyen présenté comme une limitation de ce mal apparaît légitime. 

Qu’est-ce que le terrorisme ? Le terrorisme, c’est l’attaque d’un État par une organisation qui cible la société : c’est une relation triangulaire. Le terrorisme contemporain, c’est cela : on attaque les civils, mais en réalité on vise l’État. Avec pour effet immédiat de solidariser la société et l’État – au sens gouvernemental. C’est bien le piège terroriste, car ce qui caractérise la démocratie, c’est une tension entre la société et l’État. L’identification société-État, c’est la définition même du totalitarisme. Donc le terrorisme a pour conséquence de souder la société avec son État au point d’admettre des mesures qui sont discutables dans leur influence sur la société.

Comment expliquez-vous que l’obsession de la sécurité devienne de plus en plus prégnante alors que l’insécurité structurelle des sociétés diminue dans le temps long ?

Il y a une réponse immédiate. Dans les sociétés où l’on croit à l’immortalité de l’âme, la question de l’insécurité ou de la possibilité de mourir est par définition moins présente : pour ces hurluberlus dangereux qui se font sauter, la mort n’est rien. Il en va autrement dans nos démocraties modernes. C’est notre fragilité, de nature métaphysique. Pour nous, la différence entre la vie et la mort est un point essentiel. Cette fragilité-là, il faut la revendiquer. Le stoïcisme n’est pas la solution.

Au-delà du terrorisme, d’autres menaces globales existent, notamment sur l’environnement. Comment analysez-vous notre incapacité collective à réagir et à organiser une riposte ?

L’explication est simple : ces enjeux dépassent les ressorts de la représentation. On peut se représenter un individu qui vient nous tirer dessus avec un pistolet-mitrailleur. En revanche, tout ce qui demande un effort d’abstraction – la couche d’ozone, le réchauffement climatique, sans même parler d’une fin du monde liée à un conflit nucléaire – nous semble éloigné. À décharge, il faut admettre que notre capacité d’angoisse est limitée. On ne peut pas avoir peur de tout ! Une des raisons supplémentaires pour laquelle les lois sécuritaires me paraissent extrêmement néfastes, c’est que la vigilance des individus est focalisée sur ces problèmes au détriment de ces risques majeurs.

Vous dites que notre capacité d’angoisse est limitée ?

Nous avons une capacité de vigilance limitée. À partir du moment où notre système médiatique et politique donne une priorité au terrorisme et que l’exécutif et le législatif légifèrent, on lui donne un avantage sur les autres menaces. Et comme la menace terroriste est plus immédiate, plus concrète, elle empêche de mobiliser le débat public sur les neuf millions de morts dans le monde à cause de la pollution et des risques environnementaux.

Quel intérêt les pouvoirs ont-ils à orienter l’opinion sur la crainte du terrorisme et non pas sur le nucléaire ou l’écologie ?

Deux réponses : d’abord, c’est plus facile à traiter. Ensuite, les sommes en jeu pour répondre à la question nucléaire ou écologique sont sans comparaison par rapport à des lois antiterroristes qui ne coûtent pas très cher. Et puis, le fait que l’opinion puisse se représenter clairement les dangers de la menace terroriste rend politiquement la lutte antiterroriste plus payante. C’est un enjeu de représentation. Si vous dites : « Daech, c’est le mal », tout le monde comprend. Mais si vous dites : « Google, Facebook, Amazon représentent des dangers pour les libertés individuelles », c’est moins évident parce que ces entreprises rendent des services et s’appuient sur des inventions techniques prodigieuses. Daech, c’est un ennemi commode et non ambivalent.

Quel type de sécurité devrions-nous vouloir ?

Hegel a écrit, dans les Principes de la philosophie du droit : « Lorsque quelqu’un marche dans la rue en pleine nuit sans danger, il ne lui vient pas à l’esprit qu’il pourrait en être autrement ; car l’habitude d’être en sécurité est devenue pour nous une seconde nature et l’on ne se rend pas compte que cette sécurité est uniquement le résultat d’institutions particulières. » Telle est la sécurité souhaitable : celle dont on ne se rend plus compte. C’est la condition pour que nous puissions discuter de justice. 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & VINCENT MARTIGNY

 

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