Le bon ordre
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« Tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité qu’ils sont toujours prêts à franchir, les renfermer dans l’obscurité à laquelle ils doivent être condamnés et ne les en retirer pas même par des châtiments trop éclatants ; ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer et ne punir que rarement et utilement ; pénétrer par des conduits souterrains dans l’intérieur des familles et leur garder les secrets qu’elles n’ont pas confiés tant qu’il n’est pas nécessaire d’en faire usage ; être présent partout sans être vu ; enfin, mouvoir et arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse et être l’âme toujours agissante et presque inconnue de ce corps, voilà quelles sont, en général, les fonctions du magistrat de la Police. » Ainsi Fontenelle définissait-il les moyens de maintenir l’ordre public dans son éloge funèbre du lieutenant général de police de Paris d’Argenson.
De la capitale de Louis XIV, Boileau écrivait : « Le bois le plus funeste et le moins fréquenté / Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté. » Désordres, rapines et violences y sont le lot quotidien de la population. L’historienne Arlette Lebigre dénombre plus d’un meurtre par jour en 1643 et quatorze assassinats pour la seule journée du 6 juin 1644. Une douzaine de « cours des miracles » abritant tous les métiers du crime ceinturent la capitale. Les pauvres meurent de faim dans les rues et leurs corps y restent parfois plusieurs jours. Les soldats réformés ou démobilisés vivent sur l’habitant qu’ils terrorisent. On ne compte plus les noyades d’ivrognes dans la Seine. Rien ne prévient ni ne combat le feu. À parcourir les rues on risque de recevoir une tuile, d’être renversé par une charrette, de glisser dans la boue qui couvre la chaussée, d’être pris entre une manade de bœufs et un troupeau de chevaux, d’être assailli par des chiens divagants, de se trouver coincé dans une bagarre de cochers.
Les deux premiers lieutenants de police, La Reynie et d’Argenson, respectivement aux affaires pendant trente et vingt et un ans, n’y mettront pas bon ordre par de seules mesures de police, bien qu’ils en aient déclenché de considérables, comme celle contre la cour des miracles la plus célèbre, au nord du quartier des Halles, et surtout le « grand enfermement » des pauvres, des vagabonds et des prostituées, qui toucha 1 % de la population parisienne. Une grande partie de leurs efforts relèvent d’une préoccupation d’urbanisme : éclairage et assainissement des rues, numérotation des maisons, augmentation du nombre des fontaines et début d’une organisation de lutte contre le feu, surveillance de l’approvisionnement, contrôle du prix des denrées, étalonnage des poids et mesures, gestion des marchés, enlèvement des cadavres, regroupement des soldats âgés, blessés ou inaptes à la guerre dans une institution hors la ville, les Invalides.
Pourquoi évoquer d’aussi lointains exemples et une situation si étrangère à la nôtre dans un numéro consacré à la fin (et au remplacement) de l’état d’urgence ? Parce qu’ils rappellent – et d’autres précédents historiques avec eux – ce qu’il ne devrait pas être nécessaire de rappeler : que la sûreté publique, celle qui consiste à maintenir les désordres dans des bornes raisonnables, ne peut pas être laissée entre les mains de ceux qui ne pensent qu’à surveiller et punir. Et que la lutte contre la radicalisation est aussi affaire d’urbanisme, d’éducation de santé publique et de réparation de l’ascenseur social.
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