L’histoire des mots désignant cet organe, tant animal qu’humain, est celle d’une stupéfiante promotion. Le passage du latin cerebellum, diminutif de cerebrum, dans les langues romanes, en est témoin, mais aussi, par exemple, le passage de l’ancien germanique bragnan – qu’on fait remonter à l’indo-européen par l’intermédiaire d’un mot reconstitué qui désignait la partie antérieure du crâne – à l’anglais brain. Ainsi, le cerveau des langues germaniques est tout d’apparence, un « front », alors que celui des langues romanes relève d’une observation sans doute entreprise par les marchands d’abats et leurs clients gastronomes. Pourtant, le cerebrum latin était fort noble. Dans les Tusculanes, Cicéron écrivait : « Ils ont dit que le cerebrum est le siège de l’âme. » Mais un siège n’est pas une âme ; juste un contenant, un pot, en latin testa, mot qui a donné par plaisanterie notre tête ; du coup, il était possible que le cerebellum, ce « petit cerveau », soit très matériellement, et gustativement, une cervelle de mouton. La langue française a conservé cette sage distinction entre corps et esprit, matière et pensée ; au cerveau l’esprit, à la cervelle la « viande ». Le mot langue est lui aussi un Janus bifrons.

Le cerveau, on s’en est longtemps méfié. On plaçait le principe de vie dans le souffle et sa physiologie ; dans le cœur, dont on perçoit le rythme ; dans le manas sanskrit, qu’on ne sait comment traduire. Ce principe « mental », dans une Upanishad, va se promener hors du corps qu’il anime. De retour, il demande aux autres « souffles » comment ils ont pu subsister sans lui. Ces souffles répondent, et disent « comme des fous – ou des enfants, selon les traductions –, qui respirent, parlent, voient, entendent, car ils ont gardé respiration, parole, vue, ouïe ». Ce manas, version indienne du cerveau, est ainsi un chef d’orchestre, un organisateur de toute la vie psychique, ce qui anticipe les conceptions modernes.

Comme toute entité humaine, le cerveau, avec son mot clé, épelé c, e, r, etc., est au centre d’un système verbal doublement important. Au passé, appartiennent les (faux) synonymes de la pensée : esprit, raison, intellect, intelligence, compréhension, conscience…et aussi tête, et scandaleusement, cervelle, et argotiquement, chez Aristide Bruant, comprenette et gingin. Au présent de la science appartient la terminologie anatomo-physiologique, anticipée par Aristote et Galien, enrichie surtout depuis le début du XIXe siècle. D’abord des apparences, avec cervelet ou bulbe, puis, plus chic, l’hellénisme encéphale ; ensuite des réalités difficilement établies, tel cortex, et surtout le roi neurone, accompagné d’une cour de dendrites, de connexions, de réseaux, modèles pour ces simulations essoufflées de ce qu’on connaît encore très mal, les mécanismes de la pensée et du psychisme. 

Après l’intelligence artificielle, irons-nous, pauvres humains, vers les sentiments automatiques et les simulations de conscience morale ? Toujours est-il qu’au temps des « réseaux de neurones », on nous annonce que l’intestin est un « second cerveau ».

La particularité des « mots du cerveau », c’est qu’ils colonisent le vocabulaire des sciences de la vie, et celui de la nature humaine tout entière. À travers les oppositions renouvelées, âme-corps, puis celle des deux cerveaux, le droit et le gauche, celle des stades de l’évolution, depuis le cerveau reptilien jusqu’à celui du génie, du poète, du yogi ou du commissaire (un grand livre assez oublié, d’Arthur Koestler), de celui du fou, du mutant, du simien anthropoïde, enfin de ceux de messieurs et mesdames Sapiens, Faber, après celui de Grand-Père Erectus. Et on se souvient que le cerveau de Descartes ne pèse pas lourd, et on raffole de la cervelle d’agneau (ou on l’exècre) sans trop se préoccuper du cerveau ni du psychisme de ce mammifère symbolique, présumé doux.

Par leurs mots et leurs usages, les pouvoirs du cerveau sont intensément contradictoires. Ils célèbrent la mort des dualismes. 

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