Comment se construit la mémoire ?

Chez le bébé, certaines formes de mémoire fonctionnent déjà très bien : il apprend le monde qui est autour de lui, acquiert le langage. Entre zéro et trois ans, l’enfant retient des informations complexes, pourtant il n’est pas encore très doué pour former de vrais souvenirs. S’il rend visite à ses grands-parents, il va s’en souvenir d’une fois à l’autre, mais de façon moins précise qu’un adulte. L’amnésie infantile est un phénomène normal, elle tient à des raisons de maturation cérébrale. Jusqu’à l’âge de 5-6 ans, l’enfant n’a pas les dispositifs nécessaires pour encoder certaines informations ; son cerveau évolue jusqu’à la fin de l’adolescence. À l’âge adulte, d’autres mécanismes font qu’on oublie les détails de son enfance, sauf certains souvenirs très émotionnels. C’est lié au fait que, pour retrouver un souvenir, il faut se remettre dans le contexte. Or il est impossible pour un adulte de recréer le contexte perçu par un enfant de trois ans, ses préoccupations sont trop éloignées – même si nous avons été cet enfant. 

Y a-t-il une mémoire ou des mémoires ?

On distingue cinq grands systèmes de mémoire. La mémoire des souvenirs est appelée mémoire épisodique ; la mémoire des connaissances générales est dite mémoire sémantique ; la mémoire qui nous permet de comprendre la situation présente, c’est la mémoire de travail ; la mémoire procédurale est celle qui fait que, si vous avez appris à skier, vous n’oublirez jamais, même après des années ; le cinquième système, enfin, est celui des mémoires perceptives : assez rudimentaires, elles font qu’après avoir été en contact avec un objet, un visage ou une rue, on le reconnaît par la suite. Admettons que vous preniez votre voiture pour rentrer chez vous : grâce à la mémoire procédurale, vous allez retrouver les gestes de la conduite et, grâce à la mémoire perceptive, vous allez retrouver l’itinéraire, dans les deux cas sans y penser. Ces deux mémoires se constituent très tôt chez l’enfant. Là-dessus va se greffer la mémoire sémantique : le monde va prendre du sens. Les souvenirs n’arriveront qu’après.

Peut-on parler d’un mécanisme cérébral d’archivage ?

Il tient en trois mots : encodage, stockage, récupération. Si je devais donner une définition générale de la mémoire, je dirais que c’est une fonction mentale qui permet d’encoder l’information (autrement dit de l’enregistrer), de la stocker et enfin de la récupérer. Ces mots-là renvoient à des situations très diverses. Pendant que vous m’écoutez, vous faites un effort pour encoder toutes les informations que je vous donne. Mais si, en venant, vous avez croisé une dame avec un chien, vous avez enregistré cette information, pourtant peu intéressante, sans faire d’effort. Pour la récupération, c’est pareil : je peux faire un effort de récupération si je passe un examen, mais dans d’autres situations je vais récupérer l’information sans y penser, mettant ainsi en œuvre une forme de mémoire implicite.

Si maintenant je devais définir ma mémoire personnelle, je dirais que c’est la manière dont je me situe dans le temps et dans le monde, tout du moins ce que j’en comprends. On associe toujours la mémoire au passé. Mais la mémoire, c’est aussi le moment présent – la gestion de l’activité en cours – et le futur : sans elle, pas de prospective. Même sans programme précis pour le week-end, nous sommes capables d’évoquer des scénarios probables, nous voyons les scènes – j’irai au marché, je ferai du sport, je déjeunerai en famille… La notion de « mémoire du futur » a bien été validée par l’imagerie cérébrale. Quand on demande à des personnes d’évoquer des souvenirs du passé ou de se projeter dans l’avenir, on constate que les mêmes zones cérébrales sont activées : six mois en arrière, six mois en avant, c’est pareil. Les personnes atteintes d’amnésie perdent à la fois une partie de leur passé et cette capacité à se projeter mentalement dans le futur.

Quelle partie du passé les amnésiques perdent-ils ?

Ils perdent les souvenirs les plus récents. Théodule Ribot, le père de la psychologie expérimentale, a été le premier à montrer que le récent s’efface toujours avant l’ancien. Cela signifie que l’ancien – qui a d’abord été récent ! – s’est conservé dans la mémoire sous un statut différent. Les gens qui ont de gros troubles de la mémoire vont conserver des informations anciennes relevant souvent des connaissances générales. Et lorsqu’on leur demande de se projeter dans le futur, ils n’y arrivent pas, ils répondent : « C’est blanc. »

Quelles zones cérébrales sont à l’œuvre pour la mémoire ?

Difficile de l’expliquer sans schéma, mais il y en a plusieurs : les régions temporales internes, l’hippocampe, les régions frontales. Un souvenir, sur le plan cérébral, c’est une coactivation. Le cerveau fonctionne en réseau et l’hippocampe joue le rôle d’un hub qui indexe l’ensemble. Mettons que vous vouliez vous souvenir d’un pique-nique du 15 août : vous aviez mis une nappe blanche sur une table, c’était en bordure de forêt, vous étiez nombreux, il y avait des fruits, les guêpes sont arrivées… Eh bien, pour évoquer ce souvenir riche en détails, avec des éléments visuels (les arbres), auditifs (le chant des oiseaux), olfactifs (les fruits), de stress (les guêpes), votre cerveau fait appel à une multitude de régions différentes. Certaines sont des régions clés : si une maladie ou une lésion vous a détruit les lobes temporaux, si votre hippocampe ne fonctionne plus, vous n’aurez plus de souvenirs.

Y a-t-il une logique dans la conservation des souvenirs ?

Oui, car votre mémoire, c’est vous. La scène de pique-nique, votre mémoire va l’enjoliver au fil du temps. Si la journée avait été ennuyeuse et sans relief, elle n’aurait tout simplement pas été conservée. Chacun fabrique des souvenirs, mais, pour qu’ils se consolident, il faut qu’ils soient cohérents avec votre façon de voir les choses. En même temps, si vous élaborez un monde extérieur entièrement conforme à ce que vous voulez qu’il soit, vous êtes à la limite du délire. La mémoire rencontre cette difficulté : il faut qu’elle construise quelque chose qui vous ressemble, qui vous permette d’avancer, mais qui soit aussi cohérent avec ce que perçoivent et ont enregistré les autres. Je m’explique : ma mémoire est individuelle, elle m’est propre mais elle est construite avec les autres et tout ce que je partage avec eux.

Même si vous vivez seul ?

Même si vous êtes Robinson Crusoé ! Bien que seul, Robinson espère retrouver les autres : il écrit son témoignage pour eux. Les autres sont en permanence présents à notre esprit. À l’Observatoire B2V des mémoires, nous travaillons avec l’historien Denis Peschanski sur les liens entre mémoire individuelle et mémoire collective. Dans le cadre du programme 13-Novembre mis en place après les attentats de Paris, on va suivre pendant dix ans un ensemble de mille personnes se subdivisant en quatre groupes : touchées par les attentats, habitant le voisinage, habitant la région parisienne, habitant des villes de province. Le but est de voir comment la mémoire de ces événements se construit et se modifie au fil du temps. Certains individus bénéficieront d’examens du cerveau très sophistiqués pour voir s’ils sont capables de contrôler les intrusions, ces pensées ou ces images qui s’imposent au traumatisé. Ce ne sont pas des scènes construites, mais des bribes, toujours les mêmes. Un souvenir est une construction –il évolue, se modifie –, tandis que le souvenir traumatique est figé dans le temps. Confrontée de nouveau à ces images extrêmement émotionnelles, la personne est terrorisée et va développer des mécanismes d’évitement.

Est-il possible d’effacer un souvenir traumatique ?

Effacer un souvenir chez l’homme, on ne sait pas faire. Alain Brunet, un chercheur Canadien de l’université McGill, a eu l’idée de profiter du fait qu’un souvenir revécu redevient labile, susceptible de changer. Un psychologue accompagne le patient, lui fait réactiver son souvenir post-traumatique et au même moment lui donne un médicament, le Propranolol, un bêta-bloquant qui atténue les conséquences physiologiques de l’émotion. En une vingtaine de séances, l’objectif est que le souvenir traumatique acquière le statut de vrai souvenir, c’est-à-dire qu’il puisse évoluer.

Peut-on manipuler les souvenirs ?

Oui. Dans une expérience très connue, la chercheuse américaine Elizabeth Loftus fait traverser une salle de classe par un homme. Puis elle demande aux enfants : « De quelle couleur était l’ours qui a traversé la classe ? » Ils répondent qu’ils n’ont pas vu d’ours. Mais, la fois suivante, quand elle les interroge sur l’ours, ils l’ont intégré : pour eux, il a existé. Les policiers savent que la façon dont on pose les questions induit les réponses : si l’on demande « À quelle vitesse roulait la voiture qui a heurté le mur ?  », les gens répondent 50 km/h, et si la question est « À quelle vitesse roulait la voiture qui s’est fracassée contre le mur ? », ils répondent 90 km/h. Notre mémoire enregistre mieux l’information que sa source. Voilà pourquoi la rumeur est si maléfique : il va toujours en rester quelque chose. 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

 

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