Maël enfile un T-shirt blanc avec l’inscription : « Du nucléaire demain ? On en débat aujourd’hui. » Il saisit son crayon et l’un des questionnaires empilés sur la table de son stand. C’est un mercredi après-midi au Belvédère, un centre commercial de Dieppe comme on en fait dans toutes les périphéries des villes moyennes. Entre l’hypermarché et ses promos affichées en fluo, le vendeur de cigarettes électroniques et une enseigne de prêt-à-porter qui a mis la clé sous la porte, les passants ne sont pas trop pressés. C’est une sortie pour les familles. Pour Maël et ses collègues, il est facile de les arrêter. « C’était plus dur à la foire aux harengs », sourit l’un d’eux. Ils sont là pour récolter les avis des Français sur la relance d’un programme nucléaire. 

Ce débat, si électrique dans les arènes médiatiques et politiques, est beaucoup plus calme sous les néons criards du centre commercial normand. Bien sûr, il y a toujours des pro et des anti avec leurs arguments habituels. Mais il y a surtout pas mal d’indécision et de lacunes, et beaucoup d’indifférence. « Le nucléaire ? Pas d’avis, pas d’inquiétude, je m’en fiche », répond une jeune maman en berçant tranquillement son bébé dans la poussette. Maël retranscrit les propos de chacun mot à mot, ils seront versés au débat organisé pendant quatre mois par la Commission nationale du débat public (CNDP). Les parlementaires pourront notamment s’en saisir à l’occasion du vote de la loi de programmation énergie-climat qui doit être votée avant le 1er juillet et actera – ou non – la renaissance de l’atome en France. 

Au bout d’un quinquennat pourtant peu porté sur la question nucléaire, Emmanuel Macron a présenté une nouvelle feuille de route en février 2022 : construire six réacteurs de type EPR, en mettre huit autres à l’étude et prolonger les centrales existantes. Les deux premiers réacteurs seraient mis en service en 2035 à Penly, en Normandie, puis deux autres à Gravelines, dans le Nord, et deux dans la vallée du Rhône au cours des années qui suivent. 

« Tout ça, c’est déjà tout décidé, pourquoi vous nous demandez notre avis ? » lance une cliente du Belvédère. « Non, vous avez votre mot à dire. Il y a ce débat public, puis il y aura un débat parlementaire… » répond-on au stand de la CNDP. La dame fait des gros yeux, pas tout à fait convaincue quand même. « Bah ! Notez dans votre questionnaire qu’il faudrait déjà qu’on fasse fonctionner ce qui existe. »

 

L’année noire du nucléaire français

Depuis que les Russes ont coupé le gaz, l’Europe entière manque d’électricité et les Français ne sont pas épargnés. Nos centrales nucléaires nous avaient vendu le rêve d’une énergie abondante, indépendante, bon marché. Le réveil est brutal.

La production des centrales nucléaires – censée assurer environ les trois quarts de l’électricité nationale – se situe à un niveau historiquement bas. Tellement bas qu’elle place l’hiver sous l’épée de Damoclès des pénuries de courant. Il y a vingt ans, en 2002, le parc nucléaire français produisait 415 Twh d’énergie. Cette année, la barre des 300 n’a pas été atteinte (279 TWh selon les derniers chiffres d’EDF). Au sein de la filière, le seul chiffre qui gonfle n’est pas celui qui arrange : la dette de l’exploitant nucléaire français EDF est passée de 26,8 milliards en 2002 à 43 milliards en 2021, et pourrait atteindre 60 milliards en 2022, selon les dernières estimations. De quoi partir d’un mauvais pied dans les grandes aventures à venir : construire de nouvelles centrales mais aussi prolonger les anciennes, démanteler celles qui arrivent en fin de vie ou gérer les déchets nucléaires accumulés depuis le lancement du premier programme nucléaire. À l’heure où nous lui demandons de tenir ses promesses, le nucléaire déraille et une nouvelle question se pose : au-delà des idéologies, du pour ou contre le nucléaire, est-ce vraiment une option crédible ? Est-on capable de relancer la machine ? 

Les premiers symptômes de la crise ne datent pas d’aujourd’hui. Ce qui s’est passé en 2016 à la centrale de Paluel peut servir d’exemple. Les techniciens entament une opération de manutention délicate, ils doivent remplacer les générateurs de vapeur d’un réacteur. Problème : l’engin utilisé pour soulever la pièce n’est pas assez puissant… Il lâche, faisant chuter lourdement les machines sur le toit de la piscine du réacteur nucléaire. L’erreur est monumentale et à peine croyable. Pendant ce temps, à Flamanville, la construction d’un nouvel EPR tourne au cauchemar. Le béton n’est pas coulé dans les règles de l’art, la cuve du réacteur n’est pas aux normes, des dossiers de fabrication de certaines pièces ont été falsifiés, les soudures sont mal faites. Un ingénieur du chantier commente : « Pour les soudures, c’est typique : EDF n’avait plus la compétence en interne et a sous-traité le travail à Nordon qui n’avait plus l’habitude non plus. Et en plus, EDF s’est trompée dans le cahier des charges. » L’EPR de Flamanville devait coûter 3 milliards. La facture s’élève aujourd’hui à plus de 19 milliards selon les calculs de la Cour des comptes. Une augmentation de presque 600 %. Il devait entrer en fonction en 2012. Le chantier est toujours en cours cette année. EDF vient d’annoncer de nouveaux retards et surcoûts. 

Au total, presque la moitié du parc était immobilisée à l’automne

Ces derniers mois, la disgrâce a pris la forme d’un mal gênant qui ronge les tuyauteries des centrales : la corrosion sous contrainte. Le problème touche les canalisations « améliorées » par EDF dans les années 1990, tandis que les vieux modèles issus d’une technologie 100 % américaine semblent, eux, épargnés. Comme un malheur n’arrive jamais seul, EDF peine à trouver les bras pour effectuer les réparations. Une centaine de soudeurs américains et canadiens ont dû débarquer dans l’Hexagone pour sauver le nucléaire français. Au total, presque la moitié du parc était immobilisée à l’automne en raison de ce problème et d’une avalanche d’autres arrêts pour maintenance. 13 réacteurs manquaient encore à l’appel le 12 janvier, et l’année 2023 s’annonce toujours tendue selon les derniers communiqués d’EDF. 

Ce ne sont pas seulement les militants antinucléaires qui sonnent l’alerte, mais également une série de rapports officiels rendus ces dernières années. Celui de Jean-Martin Folz, ex-PDG de PSA, demandé par Bercy en 2019 pour mieux comprendre les déboires de Flamanville, conclut à « une perte généralisée des compétences ». Le fleuron industriel français semble bien loin. Il faut revenir dans le passé pour saisir l’ampleur du retournement. 

 

« L’âge d’or »

1971. Jean Fluchère, jeune ingénieur fraîchement diplômé de Supélec, commence sa carrière à la centrale thermique de Blénod. À l’époque, on y brûle sans ciller 10 000 tonnes de charbon par jour. Le garçon est dans son élément : « l’industrie lourde, celle qui produit et qui fait tourner le pays ». Mais le futur n’est déjà plus dans les montagnes noires qui entourent son usine et qui s’épuisent à grande vitesse. Quand EDF lui propose de se former au génie atomique à Saclay, en région parisienne, il dit oui sans une hésitation. « C’était l’avenir, une formidable aventure. » Il fait ses premiers pas à la centrale nucléaire de Fessenheim – celle qui, quarante-six ans plus tard, sera condamnée par l’ancien président François Hollande, dont l’une des promesses de campagne était de réduire la dépendance française au nucléaire.

Blénod, Fessenheim. Un demi-siècle plus tard, ce sont des fantômes du passé. Des héros « sacrifiés » par un pays mené par « un canard sans tête », s’insurge le désormais octogénaire, retraité après une belle carrière à EDF, où il a notamment occupé les postes de directeur de centrale et de directeur régional Rhône-Alpes. Il aime raconter cette anecdote bien connue de la vieille garde d’EDF. « En décembre 1973, en plein choc pétrolier, le ministre de l’Industrie appelle le directeur général d’EDF, Marcel Boiteux : combien de réacteurs EDF est-elle capable de construire chaque année ? Boiteux consulte ses équipes et rappelle le ministre avec la réponse : six par an ! Le lendemain, c’était annoncé par le gouvernement », raconte-t-il, surtout pour dénoncer les atermoiements contemporains. « Aujourd’hui, c’est un pas en avant, deux pas en arrière, un pas sur le côté ! L’industrie nucléaire ne peut pas survivre dans ces conditions, sans vision, sans stabilité politique. »

Le 6 mars 1974 au journal télévisé de 20 heures, le Premier ministre Pierre Messmer annonce officiellement le premier grand plan nucléaire civil français. Chaque année, on lance un nouveau réacteur – si ce n’est plusieurs – quand quinze ans n’ont pas suffi à achever la construction du site de Flamanville. À cette époque, Jean Fluchère est à la tête du centre de formation de la centrale du Bugey. En une poignée d’années, près de 15 000 ingénieurs, techniciens et ouvriers y seront formés en trois-huit pour mener à bien le programme. « Quand j’arrive au Bugey en 1976, on est en train de poser les premières pierres de la tour de refroidissement de la centrale. Deux ans plus tard, elle est debout avec ses 127 mètres de haut. Tout va très vite et c’est bien fait. Je me rappelle une discussion avec des partenaires européens lors de laquelle je leur dis qu’on va démarrer six tranches d’ici à 1980. Eux, ils me rigolaient au nez. On en a démarré huit ! Ce sont des délais qu’on imagine même plus. » Dans une microfenêtre d’une trentaine d’années, 67 réacteurs sont mis en service. C’est le plus grand chantier de l’histoire industrielle française. 

Aujourd’hui, Jean Fluchère consacre une partie de son temps à rédiger des notes sur l’état de la production du groupe à destination des membres d’Irene, une association qui réunit des cadres retraités d’EDF. Des anciens qui sont dans la nostalgie d’un passé héroïque. « On vient de l’âge d’or, témoigne l’un d’eux, ex-directeur de centrale. On a marché sur la Lune. Ce qu’on a fait, c’était impossible et on l’a fait. » L’énergie nucléaire, découverte par la Française Marie Curie, était une icône nationale, plus sexy que Marianne. EDF ? L’entreprise préférée des Français. « Elle attirait les meilleurs polytechniciens comme les meilleurs soudeurs. » L’électricité coulait à flots et les factures énergétiques étaient parmi les plus basses d’Europe.

« Aujourd’hui, c’est un pas en avant, deux pas en arrière, un pas sur le côté ! L’industrie nucléaire ne peut pas survivre dans ces conditions »

La réalité historique est toutefois un peu moins mythique. Le programme nucléaire n’a pas été décidé en un coup de fil : « Tout cela s’est fait lentement. Son élaboration a duré une vingtaine d’années. Il a fallu faire des choix, il y a eu des hésitations, notamment technologiques », explique l’historien Yves Bouvier, spécialiste du nucléaire. C’est une technologie américaine – et non celle issue des recherches du Commissariat à l’énergie atomique – qui a été choisie pour développer le fleuron national – ce que le grand récit national passe facilement sous silence. « Ce programme n’est pas non plus un long fleuve tranquille. » Le chantier de Fessenheim a été victime d’un attentat. Il y a eu deux accidents nucléaires à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux. L’appartement du directeur général de l’époque, Michel Boiteux, a été plastiqué par des antinucléaires. « Il y avait aussi des oppositions en interne qui dénonçaient l’aspect trop massif et condensé du programme », rappelle Yves Bouvier.

Le récit glorieux est en partie une réécriture de l’histoire. « Il est porté par EDF et une part du personnel politique pour justifier une relance du nucléaire, pour dire : on ne s’embarque pas là dans une aventure industrielle inédite et donc risquée. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’il ne renvoie pas aux Trente Glorieuses. Avec le programme nucléaire, on fait référence à une période de crise, notamment de crise énergétique et, dans cette période, le positif, c’est le nucléaire », analyse le chercheur. L’écho résonne encore plus joliment aujourd’hui.

 

Le procès du nucléaire

Mardi 13 décembre 2022, 18 heures à l’Assemblée nationale. Henri Proglio lève la main : « Je le jure. » L’ex-PDG d’EDF, nommé en 2009 par Nicolas Sarkozy, promet de dire la vérité, toute la vérité sur « les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétiques de la France ». Il a été convoqué par une commission d’enquête parlementaire réclamée par les Républicains et les communistes. Derrière l’intitulé pompeux, elle veut surtout comprendre le pourquoi de cette décadence nucléaire, voire désigner des coupables.

Pour ce procès de l’histoire atomique, le politiquement incorrect Proglio est un bon client. « Au début du XXIe siècle, EDF est exportatrice d’énergie, EDF a le prix le moins cher d’Europe, un contrat de service public qui fait référence dans le monde et donne à la France un atout formidable en matière de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Il n’y avait plus qu’à tout détruire. C’est chose faite », dégaine-t-il. Les parlementaires attendent le coup d’après. « Pourquoi ? Comment ? » Henri Proglio voit deux « facteurs », pour le dire poliment : « l’Europe et le gouvernement français ». 

Ses prédécesseurs et successeurs au sein de la filière nucléaire – auditionnés eux aussi par les députés – serinent peu ou prou la même chose. « La montée du mouvement écologiste politique, avec la constitution de la majorité plurielle, a provoqué un premier accroc avec la fermeture du réacteur Superphénix, en 1997 », décrit Anne Lauvergeon, ex-patronne d’Areva pour planter le décor d’une série d’abandons politiques qui ont conduit le nucléaire dans le mur. Les mêmes accusations sont portées devant les sénateurs qui mènent leurs propres auditions dans le cadre de l’examen d’une loi sur l’accélération du nucléaire.

« On a coupé les ailes du système, et il s’est dégradé »

Au sein de l’Irene, l’association des anciens cadres d’EDF, on écoute ce grand déballage avec délectation. « On répète tout cela depuis des années, commente l’un d’eux. Le nucléaire, ça marche quand il y a une fierté, une ambition, une nation derrière. À partir du moment où on a commencé à perdre cette volonté, on a coupé les ailes du système, et il s’est dégradé. »

Certains – chercheurs, technocrates, responsables politiques ou industriels – tentent tout de même de faire entendre d’autres analyses. Dans ce tohu-bohu général où chacun retrace sa propre saga de l’atome et de ses assassins, les cibles sont finalement très changeantes : l’État, les politiques et leurs accords électoraux avec les écolos, mais aussi le libéralisme échevelé de Bruxelles et son marché commun de l’électricité, Fukushima qui a fait peur à tout le monde, les Allemands qui ont renoncé à l’atome et dictent leurs lois, l’ASN – le gendarme du nucléaire – qui étouffe la filière avec ses normes de sûreté toujours plus strictes, et même l’entreprise EDF elle-même et ses errances stratégiques.

 

Une traversée du désert dévastatrice

Dans les années 2000, la filière nucléaire française décide de se tourner vers l’étranger. Et l’instabilité politique ou l’influence des écolos antinucléaires ne sont pas les seules explications. « La France produit trop d’électricité, EDF a fini ses centrales, et il est évident que leur durée de vie – initialement prévue à quarante ans – pourra être allongée », explique un cadre de l’entreprise qui ne souhaite pas s’exprimer publiquement pendant le déroulement de la commission d’enquête. 

Lors d’un Investor Day à la City de Londres en 2008, EDF annonce la prolongation des centrales et se lance dans un programme à l’étranger. À l’époque, les stratèges du secteur théorisent une renaissance du nucléaire dans le monde et projettent de vendre des centaines de réacteurs à l’étranger. Dans une interview publiée en 2008 par Challenges, Anne Lauvergeon estime que 400 nouvelles centrales nucléaires seront construites dans le monde d’ici 2020-2030, dont un tiers par le groupe qu’elle dirige, Areva. Ce dernier n’en a finalement construit qu’une seule, en Finlande – le chantier accuse treize ans de retard et son prix a triplé. Areva n’a pas résisté. L’État a dû restructurer le groupe et mettre la main à la poche : 4,5 milliards d’euros d’argent public. Comme si le contribuable français payait pour l’électricité des Finlandais. À l’étranger, donc, point de salut non plus pour EDF. Au point que Thomas Piquemal, ex-directeur financier et numéro 2 du groupe, donne sa démission en 2016 en « désespoir de cause » et en désaccord total avec la stratégie du groupe, en particulier son projet de construction de deux réacteurs à Hinkley Point en Angleterre.

Alors que les fleurons du nucléaire français s’enlisent dans des paris hasardeux à l’international, le monde est en train de changer. Le marché de l’électricité se libéralise en Europe, EDF est partiellement privatisée et perd son monopole. « C’est un changement de modèle peu compatible avec un gros programme nucléaire », estime l’historien Yves Bouvier. Les énergies renouvelables, de plus en plus compétitives, débarquent dans le jeu énergétique. « Elles rendent le nucléaire obsolète », juge Yves Marignac, responsable du pôle Énergies nucléaire et fossiles au sein de l’Institut négaWatt qui a établi – tout comme RTE ou l’Ademe – des scénarios de mix énergétique en 2050 entièrement renouvelable et sans nucléaire. Plusieurs États, dont l’Allemagne, décident d’en finir avec l’atome. « L’idée que les Allemands ont raison dans leur mix énergétique en favorisant le tout-renouvelable et que le tout-nucléaire est ringard imprègne peu à peu la sphère médiatique, intellectuelle et politique, Fukushima mettant un point d’orgue à ce mouvement », résume Anne Lauvergeon lors de son audition devant les parlementaires.

En France, on louvoie, et ça n’arrange personne, ni les pro ni les antinucléaires. François Hollande, président de la République, annonce la réduction à 50 % de la part du nucléaire dans le mix énergétique français. Mais à la fin de son mandat, rien n’a vraiment changé. Emmanuel Macron prend la suite en adoptant sa ligne de prédilection : celle du « en même temps ». D’un côté, il confirme la mise à l’arrêt de la centrale de Fessenheim promise par son prédécesseur, s’engage à fermer 14 autres réacteurs et condamne le projet de recherche Astrid sur le réacteur de quatrième génération. De l’autre, il assure à la filière qu’elle « a de l’avenir ». Ce futur se dessinera à la toute fin de son premier mandat quand il annonce à Belfort la renaissance du nucléaire français. 

Une chose est sûre. La France n’a pas mené de programme de construction de plusieurs réacteurs nucléaires depuis plus de vingt ans. « Cela a induit une perte de compétences industrielles, une dégradation de l’outil de production et un délitement du tissu de sous-traitants, dont nous payons aujourd’hui le prix », résume Yves Bréchet, ex-haut-commissaire à l’énergie atomique. Chez EDF, on donne cette image : le nucléaire est un cycliste, s’il arrête de pédaler, il tombe.

 

Les enjeux de la relance

Dans ce contexte, la relance est un « défi considérable », prévient l’Autorité de sûreté nucléaire qui en appelle à un « plan Marshall ». 

Actuellement, la filière nucléaire fait travailler environ 220 000 personnes. D’après les projections d’EDF, 70 000 d’entre elles vont partir à la retraite dans les dix années à venir. Le programme nucléaire envisagé par le gouvernement nécessitera 300 000 personnes. Autrement dit, il y a 150 000 ingénieurs, techniciens, ouvriers à trouver et former d’ici à dix ans pour réaliser « le chantier du siècle », selon l’expression d’Emmanuel Macron. Soit 15 000 embauches par an dans des secteurs parfois en très fortes tensions. Chez les soudeurs par exemple, 70 % des postes sont actuellement vacants. Il en faudra six fois plus en 2030. Pour ceux qui voient le verre à moitié plein, c’est une opportunité formidable. Pour les pessimistes, un pari fou. « Où va-t-on les trouver ? Ce sont des métiers qui ont dû mal à attirer. Par exemple, chez Endel [filiale d’Engie spécialisée dans la maintenance industrielle, notamment dans le nucléaire], il y a 30 % de turnover, on fait appel à beaucoup d’intérimaires. Comment va-t-on les former ? Ce sont des métiers de temps long, mais ce temps on ne l’a pas. Alors la relance, moi, j’y suis défavorable. La situation est trop dégradée, il faut déjà corriger la situation », explique Gilles Reynaud, président de l’association Ma zone contrôlée, qui défend les salariés sous-traitants de l’industrie nucléaire. 

Il y a 150 000 ingénieurs, techniciens et ouvriers à trouver et former d’ici dix ans pour réaliser « le chantier du siècle »

Une fois les équipes constituées, il faudra encore faire marcher l’EPR. Cette technologie de réacteur – fruit d’une collaboration franco-allemande dysfonctionnelle – a bien dû mal à faire ses preuves. Seulement deux EPR sont en service dans le monde, en Chine, avec un retour d’expérience très mal connu. De l’aveu même de son ex-patron Henri Proglio, « l’EPR est un engin trop compliqué et quasi inconstructible ». EDF rassure en soulignant que le plan n’est pas de reconstruire l’EPR de Flamanville mais un « EPR 2 », amélioré grâce à toute l’expérience acquise sur le chantier normand. Une nouveauté, donc, ce qui génère d’autres inquiétudes.

Il faudra enfin de l’argent, beaucoup, beaucoup d’argent. Pour réaliser son programme nucléaire, la France a investi 188 milliards entre 1960 et 2021 selon les calculs de la Cour des comptes. La construction de six nouveaux EPR est estimée entre 46 milliards et 64 milliards d’euros, si tout se passe bien. Mais EDF devra aussi faire face à bien d’autres investissements : prolonger le parc existant (100 milliards), démanteler les centrales en fin de vie, développer les énergies renouvelables, gérer les déchets nucléaires, adapter la sûreté nucléaire à de nouveaux risques, liés notamment au changement climatique. Le tout dans un contexte fragile de dette record, de prix de l’énergie volatils ou encore de finances publiques exsangues. « Aucun investisseur ne prêtera de l’argent à EDF pour construire des réacteurs, c’est trop risqué, explique François Lévêque, professeur d’économie à l’École des mines de Paris et auteur du livre Nucléaire on/off (Dunod, 2013). C’est l’État qui empruntera. Une partie d’EDF sera entre les mains du public et une autre dans celle du privé – la partie rentable », projette-t-il. Le scénario du pire pour l’ensemble des syndicats de la filière. Cette réorganisation était prévue dans le cadre du projet Hercule – qui aurait abouti à l’éclatement du groupe en trois entités –, avant d’être abandonnée en 2021 face au mécontentement. Mais pour le député PS Philippe Brun, le projet est toujours d’actualité. « Le gouvernement s’apprête à renationaliser EDF, mais c’est pour mieux démanteler le service public », dénonce-t-il en s’appuyant sur les documents qu’il a consultés auprès de l’Agence des participations de l’État en tant que rapporteur spécial pour la commission des finances. Il a déposé une proposition de loi pour contrer ce projet qui sera examiné début février.

 

Une décision pour un siècle

Il faut une dizaine d’années pour construire une centrale. Elle fonctionnera cinquante ans ou plus. Son démantèlement prendra quasi autant de temps. Les déchets resteront pour certains radioactifs pour des milliers d’années. Les décisions qui seront prises ces prochains mois engagent les générations suivantes, mais aussi notre capacité à disposer d’énergie dans le futur et à lutter contre la crise climatique et environnementale. « Si le pari du nucléaire est perdu, si les calendriers ne sont pas tenus, nous aurons un sérieux problème en 2050 ou avant », prévient un cadre d’EDF. Il y a donc tout intérêt à miser sur le bon cheval. 

Dimanche 8 janvier, au petit matin, au rez-de-chaussée d’un hôtel de la porte de Pantin à Paris, un panel de vingt-cinq Français et Françaises de tout âge et de tout horizon planchent sur cette vaste question dans le cadre d’une opération menée par la Commission du débat public. Ils sont entourés de tableaux blancs où sont inscrites leurs réflexions. Sur un post-it rose, on peut lire : « Est-ce raisonnable de prendre le risque nucléaire dans un monde incertain en raison du changement climatique ? » Ce matin, une chercheuse de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) est présente pour leur parler en particulier du risque d’inondation. « Le Giec [le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] prévoit des précipitations extrêmes ou des modifications du débit des fleuves. Deux sujets qui peuvent impacter le parc nucléaire français, mais ne sont pas encore traités. Il va falloir les prendre en compte. Des groupes de travail sont en place. Mais l’état des connaissances est incertain. Nos scénarios se heurtent à la complexité du réel. »

Elle passe au slide suivant. C’est la centrale de Gravelines, la plus grande d’Europe de l’Ouest, impressionnante avec une vue imprenable sur la mer. Sur l’image, la chercheuse montre un chantier en cours : c’est une digue pour se protéger contre l’élévation du niveau de la mer. Si la France réussit à investir sans argent les sommes nécessaires pour construire des centrales qui n’ont pas fait leurs preuves avec une main-d’œuvre disparue, sans que les prochains gouvernements changent d’avis ou que d’autres aléas contrecarrent les plans, alors deux nouveaux réacteurs sont prévus là dans le cadre du programme de relance. Il ne restera plus qu’à gagner le combat contre l’océan. 

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