C’est vraiment dommage, ça aurait pu être une belle histoire.

Une ample saga technologique flattant notre orgueil tricolore dans une sorte d’unanimité nationale, ça aurait eu de la gueule.

Dans un premier temps, il faut bien l’admettre, le récit nucléaire hexagonal est bien en place. Sa publicité tourne à plein régime. Depuis des années, elle nous inonde d’images rassurantes et paisibles. Des centrales délicatement posées sur des gazons impeccables et sous un ciel invariablement bleu. Des tours de refroidissement n’émettant qu’un délicat filet de vapeur blanche. Et bien sûr, pour faire joli, en arrière-plan, une ou deux éoliennes qui semblent s’excuser d’être là.

Évidemment, ces histoires de soudures mal foutues, ces petits soucis de corrosion à droite à gauche, c’est un peu embêtant. Ces EPR hors de prix qu’on n’arrive pas vraiment à terminer, c’est assez contrariant. Et puis elle tombe mal, cette guerre tout près qui nous rappelle qu’un pays truffé de centrales nucléaires est difficile à défendre face à une attaque militaire. Mais ne chipotons pas : la France, avec ses 56 réacteurs qui lui fournissent 70 % de son électricité, peut s’enorgueillir d’être le pays le plus nucléarisé du monde. Chez les autres, quelques catastrophes pénibles bien sûr, mais chez nous, pour l’instant, rien. Nous, on contrôle. Qualité France.

En enclenchant notre grille-pain, nous sollicitons un réacteur nucléaire

Mais voilà, cette histoire ne se vend bien que si on n’élargit pas trop la focale.

En amont, on verrait que le sol national ne contient pas l’uranium nécessaire à ces réacteurs. Nous dépendons donc à ce titre de pays lointains, ce qui froisse un peu la séduisante fable de l’indépendance énergétique.

Et en aval ? En aval, il y a Bure.

Françaises, Français, chaque matin, au réveil, en allumant notre cafetière et en enclenchant notre grille-pain, nous sollicitons un réacteur nucléaire. Sans broncher, il fournit à notre petit-déjeuner puis à nos autres activités journalières les watts nécessaires.

Et des déchets nucléaires.

De toutes sortes.

Des peu toxiques, pas longtemps.

Des très toxiques, pas longtemps.

Des peu toxiques, très longtemps.

Des très toxiques, très longtemps.

Et là, on parle en centaines de milliers d’années.

Ce qui est ennuyeux quand on pense à ces cochonneries, c’est que ça gâte un peu le goût de la tartine grillée. C’est sans doute pour ça que dans sa grande bonté l’État français reste discret sur le sujet : il faut bien que les citoyennes et citoyens, qui sont aussi souvent des travailleuses et des travailleurs, prennent tranquillement un bon petit-déjeuner avant d’aller au turbin. Dans cette optique, il serait déraisonnable de mettre trop de lumière sur Bure.

Et c’est dommage, parce qu’il s’y écrit une histoire intéressante.

Bure est un modeste village qui n’a rien demandé, il se situe dans le département de la Meuse. C’est là-bas que tous ces redoutables excréments radieux seront peut-être envoyés.

Générés par nos cafetières, nos grille-pain matinaux et le reste, ils s’accumulent depuis des décennies, sans qu’on sache quoi en faire. Quelqu’un, d’abord, a suggéré sans rire de les balancer dans l’océan. Et on l’a fait. Dix-sept mille tonnes de merde radioactive au fond de l’eau, rien que pour la France. Il s’est avéré que c’était une idée pratique et économique, mais des gens ont un peu râlé. Alors on a cherché autre chose. Et pendant ce temps-là, chaque matin, les Françaises et les Français s’obstinaient à prendre leur petit-déjeuner. Les réacteurs tournaient. Les milliers de mètres cubes de déchets s’entassaient.

Ils s’entassaient près des centrales.

Ils s’entassaient dans des piscines immenses qui tâchaient de les refroidir.

Ils s’entassaient de plus en plus, ça ne faisait pas très sérieux mais c’était trop tard. Quelqu’un d’autre a donc suggéré – faute de mieux – de les enterrer. Profond, pour toujours. Après la mer, la terre.

Ça urge, ça déborde

L’idée astucieuse est aussitôt adoptée. Ainsi, chaque matin, nous continuerons de bénéficier de cette électricité magique et abondante, et ces maudits déchets, hop, disparaîtront. À Bure, donc, puisque c’est là qu’il a été décidé de creuser ce trou magique qui va régler le problème.

Ça urge, ça déborde. Sans lui, l’industrie nucléaire française ne mettrait pas longtemps à s’intoxiquer elle-même.

Hélas, c’était trop beau. Ce projet de trou pose tout un tas de questions. Des questions techniques irrésolues. Des questions politiques embarrassantes. Et – surtout – des questions éthiques absolument vertigineuses.

Ce qui se passe en ce moment à Bure, c’est cette autre histoire, un peu plus âpre que le gentil récit vert et décarboné qui nous est habituellement proposé sur la question. Une histoire qui raconte comment nous envoyons les pires de nos ordures aux enfants de nos enfants, en comptant sur la chance pour que tout se passe bien pour eux. Aucun d’entre nous ne sera là pour le voir. Cette histoire-là s’écrit aujourd’hui, en notre nom. J’y suis allé voir, j’en ai fait un livre. Allez-y aussi, parce que la fin de l’histoire n’est pas encore écrite. Allez à Bure. 

 

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