Le terminus du bus se nomme « Orano ». À l’intérieur du véhicule ce jeudi 12 janvier, tous les passagers vont à l’usine de retraitement des déchets nucléaires du même nom située à la Hague en Normandie, ou bien en reviennent. « Moi j’y travaille avec Michel C. », dit un jeune homme en répondant aux questions d’un groupe de femmes qui occupe les sièges voisins. « Mais c’est mon frère ! s’exclame l’une de ses interlocutrices. Le monde est si petit ! » Surtout ici. Dans le Nord-Cotentin, une personne sur trois travaille dans le nucléaire. « Tout le monde a un copain ou un cousin dans le secteur », sourit un autre usager. Une pluie fine claque doucement sur les vitres, les plages normandes sont majestueuses, mais les regards et les pensées ne divaguent jamais très longtemps sur la ligne A qui relie Cherbourg et la Hague. Le bus approche du site Orano, et le paysage n’est déjà plus qu’une immense usine.

Orano la Hague s’étale sur près de 300 hectares, « une ville dans la ville » où débarquent chaque année 1 200 tonnes de déchets radioactifs en provenance des centrales d’EDF. 5 000 personnes viennent y travailler tous les jours. Dans un rayon de 20 kilomètres, on trouve aussi la centrale de Flamanville et l’arsenal nucléaire de Cherbourg. En élargissant le cercle : les centrales de Penly et de Paluel ou encore le centre de stockage des déchets radioactifs de la Manche. Si l’on tient compte du tissu des sous-traitants qu’il fait vivre, le nucléaire est le premier employeur et le premier contributeur économique de la région. L’ensemble fait aussi de la Normandie la région la plus nucléarisée au monde en proportion du nombre d’habitants. « Et ça ne va pas changer sauf si vous voulez vous éclairer à la bougie », prévient Michel, farouche défenseur de l’atome, comme bon nombre de ses concitoyens normands.

Les politiques locaux aussi sont largement derrière le fleuron national – à l’image du maire du Havre Édouard Philippe, ancien Premier ministre et, accessoirement, ex-directeur des affaires publiques d’Areva (rebaptisée depuis Orano). En janvier 2021, bien avant l’officialisation de la relance nucléaire, des élus locaux, menés par le président de la région Hervé Morin, sont allés voir d’eux-mêmes EDF et le gouvernement pour se porter volontaires en cas de nouveau programme nucléaire. C’est chose faite. Le premier chantier de la relance doit commencer à Penly et toute la région est en ordre de bataille. « La Normandie va donner le la pour l’ensemble de la filière française », souligne Alban Verbecke, président de Normandie Énergies – un groupement d’industriels de l’énergie soutenu par la région.

La priorité est de trouver les bras et les cerveaux nécessaires à la construction de ce double EPR ainsi qu’aux travaux de maintenance prévus dans le cadre de la prolongation des centrales existantes. « On a fait une cartographie régionale des besoins en termes de compétences, de bac - 4 jusqu’à bac + 5 », détaille Alban Verbecke. Conclusion : au moins 1 500 ingénieurs et 4 000 techniciens à trouver dans les deux ou trois années à venir. « Quand on fait le calcul en prenant en compte toutes les entreprises du BTP et de l’énergie qui peuvent travailler pour nous demain, on se rend compte qu’il faudra tout augmenter d’un bon 25 à 50 % pour affronter les défis. »

Dans la région, 500 soudeurs nucléaires manquent aujourd’hui à l’appel

Au cœur du secteur, il y a les soudeurs nucléaires, dont le savoir-faire est indispensable à la construction et à la maintenance de la cuve du réacteur ou encore des tuyaux qui le relient aux circuits primaires et secondaires. Bref, la colle du château de cartes, c’est eux. Et l’espèce est en voie de disparition. Dans la région, 500 soudeurs nucléaires manquent aujourd’hui à l’appel. Un véritable casse-tête pour Jérôme Giot qui dirige l’entreprise ADF, installée à la Hague et spécialisée dans la chaudronnerie, la tuyauterie et le soudage. Pour trouver des soudeurs, il a tout tenté ou presque : passer à la radio, alimenter les réseaux sociaux ou même offrir des primes à ses salariés qui lui trouveraient la perle rare. « Mais on est dans le Cotentin, ce n’est pas très grand. Si on prend la liste de toutes les industries dans un rayon de 80 kilomètres qui ont besoin de soudeurs, on est trente ou quarante, dont des grands donneurs d’ordre. Tout le monde s’arrache les mêmes profils. C’est la bataille. »

Si le calendrier promis par Emmanuel Macron est voté et tenu, le chantier du nouveau programme nucléaire commencera dans deux ans à Penly. Des soudeurs, il en faudra deux fois plus selon les projections d’EDF. Dans le métier, on dit qu’il faut cinq à sept ans pour former un bon professionnel. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : constituer une main-d’œuvre qualifiée à temps est une mission quasi impossible. L’école de soudure Hefaïs, ouverte en septembre à la Hague, a néanmoins décidé de relever le défi.

Créée à l’initiative d’industriels – dont Orano et EDF – et cofinancée par l’État et les collectivités locales, elle ambitionne de former très vite de très bons soudeurs. Sa botte secrète ? Pour répondre, le directeur Corentin Lelièvre fait la visite de ses installations. Au sein de l’école, on trouve des morceaux grandeur nature de centrales ou de sous-marins nucléaires. Devant les maquettes, les mêmes équipements de sécurité que les soudeurs nucléaires utilisent dans la vraie vie. Le nucléaire est un milieu contraint, un enchevêtrement de tuyaux, quelquefois plongé dans le noir. Entre savoir souder et le faire dans de telles conditions, il y a un monde qu’il faut parfois des années à appréhender. « Avec une formation dans les conditions du réel, on accélère ce temps d’apprentissage », argumente le directeur en dévoilant un autre outil : la réalité virtuelle et augmentée, associée à des simulateurs de soudage. Les futurs soudeurs peuvent ainsi se promener virtuellement, par exemple sur le site Orano de la Hague, et s’entraîner à intervenir, sans limite, jusqu’à l’acquisition du geste parfait. Des outils de pointe qui permettraient, selon le directeur, de réduire d’au moins 20 % le temps de formation.

« L’image du soudeur est en train de se dépoussiérer »

La première promotion est arrivée en juin. Sept mois plus tard, Antoine a une qualification en poche. Il est sur le marché du travail depuis le 1er janvier et plusieurs entreprises l’ont déjà contacté sans qu’il ait levé le pouce. Il y a du boulot à revendre, et c’est un argument choc pour l’école. « L’image du soudeur est en train de se dépoussiérer », observe Corentin Lelièvre, qui trouve des candidats sans trop de difficultés. « Beaucoup de reconversions », précise-t-il. C’est d’ailleurs le cas d’Antoine qui a fait des études de psychologie avant d’obtenir un job dans l’informatique. Mais « trop d’ordinateur tue l’ordinateur », il avait besoin de retrouver du sens et du concret. 

« Moi aussi j’étais attirée par l’aspect manuel, le contact avec la matière, la production », poursuit l’une de ses futures collègues, Émilie Rouxel, 36 ans, ex-coordinatrice de formation, qui fait partie des 30 % de femmes formées chez Hefaïs. Elle est tombée en fascination devant le métal, comme tant d’autres métallos avant elle. « Ce métal en fusion, qui est une matière vivante et qu’il faut ressentir pour trouver le bon geste, c’est passionnant », décrit François Mahe, l’un des formateurs, soudeur comme son père et qui a derrière lui trente ans de métier « qui lui ont fait faire le tour du monde ». Étonnamment, l’industrie lourde profite d’une légère brise qui lui souffle dans le dos. Dans un monde où tout devient abstrait, ces nouveaux venus témoignent d’une même aspiration : faire quelque chose de leurs mains, voir de leurs propres yeux une pièce se fabriquer, la placer au cœur d’une machine qui tourne et qui produit.

À terme, Hefaïs devrait former deux cents soudeurs par an, des néophytes comme des professionnels en activité cherchant à se perfectionner. « Face à l’ampleur des besoins, évidemment, ce n’est pas suffisant, mais ce n’est qu’un élément de la réponse », convient le directeur de l’école. L’enjeu maintenant est de multiplier les initiatives. Et quand tous les soudeurs seront là, rejoints par des milliers d’ingénieurs et d’ouvriers du BTP prêts à construire les nouveaux réacteurs normands, il faudra aussi avoir pensé à tout le reste : leur mettre un toit sur la tête, ouvrir des écoles et des crèches pour leurs enfants ou encore faire venir des médecins qui, eux aussi, comme les soudeurs, manquent à l’appel dans le Cotentin.

F.L.

 

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