La dernière tribu
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Comment est né
le projet La Peau des murs ?
J’éprouve dans mon travail le besoin d’interroger les éléments qui fondent nos cultures, comme la religion ou la mythologie. À l’origine, je pensais partir en Grèce mais je suis tombé sur une série d’émissions de France Musique autour de la musique napolitaine. J’ai découvert Gesualdo, Pergolèse, Cimarosa et tout un répertoire de chansons populaires. J’ai été très ému. C’est la musique qui m’a conduit à Naples.
Quelle a été votre première impression ?
Lorsque je suis arrivé pour la première fois en 1987, la ville était dans un désordre complètement fou ! J’ai cru que j’étais arrivé un jour exceptionnel, qu’il y avait une grève ou un accident. J’ai vite compris que ce chaos était ordinaire. Au départ, j’étais un peu effrayé. Mais je me suis familiarisé avec cette atmosphère. C’est aujourd’hui la ville au monde dans laquelle je me sens le mieux.
À quoi attribuez-vous cette sensation ?
Naples a résisté à un formatage -imposé par la société de consommation -anglo-saxonne. Les Napolitains ont toujours résisté. Ils ont été phagocytés par les Français, les Espagnols, mais ils n’ont jamais perdu leur identité. Quand Pasolini a tourné Le Décaméron à Naples, il a déclaré que cette ville était le seul lieu où subsistait la vraie Italie populaire. Il parle d’ailleurs des Napolitains comme de « la dernière tribu ». J’ai songé à m’installer définitivement à Naples. L’histoire, la mythologie y sont exacerbées, comme les problématiques contemporaines : dans les églises, vous trouvez des seringues déposées par les mères en guise d’ex-voto dans l’espoir que leurs fils décrochent de la drogue.
Qu’est-ce qui vous inspire à Naples ?
La permanence du temps. L’histoire ne disparaît pas. On ressent sa présence physique. On peut presque saisir les mythologies grecque et romaine, les religions, les rites païens. J’ai voulu interroger ce syncrétisme. Quand j’installe un dessin, je fais en sorte qu’il réactive la mémoire du lieu, sa symbolique enfouie. Je prends en compte l’espace de la rue, la matière des murs, leur couleur – le jaune, le rouge bourbon – leur texture, la manière dont la lumière les éclaire. Pour préparer mon voyage, j’ai lu 92 livres, des textes d’Erri De Luca aux romans policiers, la Bible, les Évangiles, les Exercices spirituels de Loyola… Naples pourrait être le cadre des grands événements, des rituels bibliques à l’origine de notre culture. D’ailleurs, quand Caravage peint La Mort de la Vierge ou d’autres grands rites, il s’inspire des modèles de la rue.
En quoi le passé est-il palpable ?
Les différentes couches de l’histoire se super-posent. J’ai par exemple découvert un mur fabriqué par les espagnols au xviie siècle, dont la base est constituée par les restes d’un temple grec et au-dessus de laquelle s’élèvent des briques romaines. Quasiment 2000 ans d’histoire sont physiquement présents sur 8 mètres de mur ! La mythologie est omniprésente : le métro vous conduit au lac Averne ou dans l’antre de la sibylle de Cumes. C’est tout juste si vous ne croisez pas Virgile au détour d’une rue. Ce n’est pas un hasard s’il a situé l’enfer de l’Énéide sous Naples. Sous la ville existe une puissance qui rend la mort familière. Vivre avec cette épée de Damoclès qu’est le Vésuve a favorisé cette proximité des Napolitains avec la mort. Un vulcanologue m’a appris que si une éruption se produisait, il y aurait 800 000 morts dans les premières heures ! J’ai beaucoup travaillé sur la propension de cette ville à secréter des images de la mort et à vénérer les femmes.
Pouvez-vous développer cette idée ?
Par exemple, à Naples, les grandes processions de Pâques sont consacrées à une femme, la Madone de l’Arc. Je perçois dans cette ville une profonde sensualité que l’on retrouve dans la peinture de Caravage : les ténèbres définissent les corps d’une manière très charnelle. L’idée d’associer la sensualité à la mort est très napolitaine.
Quel est le point névralgique de Naples, le lieu où vous avez concentré votre travail ?
Je me suis plongé dans le quartier de la Zecca et surtout autour d’un axe lié à la féminité : la Spaccanapoli, littéralement « la fente de Naples », ce qui génère de nombreuses blagues grivoises. Je suis parti de son origine, la Madone des Sept Douleurs.
En mars 2014, vous êtes retourné à Naples. Quel a été votre sentiment ?
J’ai été un peu contrarié : le vieux Naples est envahi par les graffitis. Ce quartier historique est massacré. Au cours de mes premiers voyages, j’avais le sentiment que même les gens issus des milieux les plus populaires avaient conscience de la richesse et de l’histoire extraordinaire de leur ville. La génération des graffeurs ne respecte pas cet héritage. L’église Santa Chiara où Pasolini a tourné Le Décaméron est maculée de tags.
Propos recueillis par E. D.
La dernière tribu
Ernest Pignon-Ernest
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