Descendre en ville
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Quand, il y a douze ans, écrivant mes premières nouvelles, je m’aperçus que la plupart d’entre elles se déroulaient à Naples, je n’en fus pas étonnée, mais ne me souciai pas non plus de savoir si c’était délibéré : j’écrivais, voilà tout. De nombreux critiques soulignèrent cet ancrage. Principalement pour deux raisons : d’abord Naples, qui est une ville pittoresque et foisonnante, constitue un sujet en elle-même. Ensuite elle possède une forte tradition littéraire et théâtrale. Entrer en littérature, pour moi Napolitaine, impliquait donc selon eux, que je me situe par rapport à cette tradition.
Mais moi qui vis à Naples et chaque jour reconduis ce choix, je ne me suis jamais attardée sur cette question, pourtant légitime puisqu’elle m’a été posée dès le début : « Qu’est-ce que Naples et comment influence-t-elle votre écriture ? » En réalité, cette question ne me traverse jamais l’esprit, ce sont les autres qui la formulent. Et j’ai bien du mal à y répondre. C’est comme de demander à un être vivant ce qu’il pense de l’air qu’il respire. Avant tout, il le respire. C’est l’air qui le maintient en vie depuis sa naissance, alors il n’y prête pas attention. Ensuite, il peut essayer d’en distinguer les qualités, d’apprécier s’il est léger ou lourd, s’il sent bon ou mauvais. Mais ce sera progressif, il lui faudra affiner sa perception.
Je vais donc affiner ma perception et le moyen pour moi est de descendre en ville. À Naples, descendre signifie sortir, un sens qui n’a rien d’évident pour un Milanais et semble étrange aux enfants, du moins tant qu’ils n’ont pas reçu d’explication, car, étant très attachés au sens propre des mots, ils relient à juste titre le verbe descendre à l’acte de descendre.
Je descends un moment signifie je sors un moment. Or donc : « Je descends un moment, dis-je à mon mari, pour répondre à une question qu’on me pose. » Or quand je descends, moi qui habite via Duomo, c’est-à-dire sur un cardo (axe nord-sud) de la cité romaine, la ville m’avale, m’aspire, m’absorbe, me subjugue, et déjà je ne suis plus moi, je suis elle.
Je suis le caviste qui vend du vin, de l’huile et du vinaigre au coin de la via delle Anticaglie, mieux je suis la via delle Anticaglie elle-même, un decumanus (axe est-ouest) — perpendiculaire au cardo — qui, parcouru sur toute sa longueur (environ cinq cents mètres entre son carrefour avec la via Duomo et celui avec la via Costantinopoli), vous amène à longer les arcades du théâtre de Néron entrecoupées d’édifices qui, à des époques différentes, se sont substitués à elles. C’est ainsi que se côtoient un entrepôt du xviie siècle, un immeuble du xxe et les briques de l’époque romaine. Il en va de même pour moi, qui ne me souviens pas, ne sais pas et ne veux pas savoir à quelle source j’ai puisé tel ou tel mot, s’il est arrivé jusqu’à moi à travers la domination espagnole ou française ou s’il dérive au contraire directement du latin. Ou bien si un mythe antique comme ce decumanus m’est plus proche qu’une toile du Caravage, par exemple Les Sept Œuvres de miséricorde, conservée et exposée via dei -Tribunali, c’est-à-dire au prochain carrefour. Après le caviste, je deviens la galerie d’art moderne qui fait l’angle avec le primeur : carottes, salades, pastèques et oignons au rez-de-chaussée et, à l’étage, vastes pièces repeintes en blanc pour les besoins des exposants. Je continue. Je n’ai pas parcouru cinquante mètres et déjà je deviens l’atelier de typographie et reliure avec ses machines des années vingt, celles des années cinquante, les caractères en bois un peu usés, les cadrats en plomb et les écrans Mac vingt-sept pouces pour les impressions digitales, et je deviens le bruit des rotatives qui m’accompagne jusqu’à l’angle avec la via San Paolo. À gauche, la cavea du théâtre longe le mur d’enceinte du monastère des Théatins et là, la rue dessine une courbe, exactement comme l’avait projetée l’architecte qui a conçu les gradins avec pour seul souci la qualité de l’acoustique du théâtre. Sans savoir qu’à droite se dresserait, comme c’est le cas à présent, l’hôpital dit des Incurables. Et je deviens l’hôpital. Une femme d’une soixantaine d’années se penche à la porte d’un basso, ces logements en rez-de-chaussée qui n’ont pas changé depuis les descriptions des néoréalistes : Anna Maria Ortese dans La Mer ne baigne pas Naples ou Vittorio De Sica dans L’Or de Naples. Nous sommes en deux mille après Jésus-Christ, et elle se trouve là depuis l’an deux mille avant Jésus-Christ. Elle surveille mes pas et alors, je suis elle : je me penche à la porte du basso, regardant intriguée et suspicieuse le ballet des siècles. En continuant vers le haut, on arrive à la pharmacie historique de l’hôpital avec ses bocaux en céramique du xviie siècle, ses cornues en verre soufflé et ses grandes étagères en noyer, mais en face, sur les marches, des pharmaciennes en blouse blanche ouvrent leurs iPad et débattent de l’actualité à la pause café. Vers le bas, je vois le monastère des Trentatrè dont les religieuses, des clarisses capucines, s’enorgueillissent d’une mère supérieure diplômée en lettres, d’une bibliothécaire diplômée en droit et d’une novice qui a dû attendre de passer son diplôme en architecture pour prendre le voile. Si on a envie d’entrer en contact avec elles, on a le choix entre le tour du couvent et le profil Facebook.
Je rentre dans l’obscurité du basso et mon petit tour est déjà terminé, il aura duré à peine une demi-heure, le temps de prendre un café. Maintenant je remonte à la maison et j’écris, installée à l’ordinateur. Alors, tout ce qui est resté -accroché à moi avec l’humidité et l’odeur de la mer, les relents de friture et de pollution, la lumière qui coupe les rues, le tunnel sombre des ruelles, les choses que j’ai vues et celles que j’aurais voulu ne pas voir, tout ceci donc, distillé par l’écriture, sera le rapport entre une Naples qui existe et une Naples couchée sur le papier. Mais cette fois encore, j’ignore – et j’ignorerai toujours – si j’ai répondu à la question.
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