Comédies
Temps de lecture : 4 minutes
On distribuait les rôles. Quand nous étions enfants, il nous arrivait de faire du théâtre le samedi soir. Les comédies venaient des belles éditions Einaudi, Cantate des jours pairs et Cantate des jours impairs. L’étoile fixe de la télé brillait peu dans les maisons d’alors. On inventait toujours quelque chose en famille, ne serait-ce que raconter des histoires.
Sik-Sik, le maître de magie et Ces mauvais garçons d’il y a trente ans étaient nos pièces préférées, répétées jusqu’à les dire par cœur. Mais avant une telle perfection, que d’erreurs et de confusions qui nous faisaient rire de nous avant même de rire de la comédie. Le nerf du comique, ce merveilleux penchant à ne jamais prendre au sérieux ce diable de soi-même qui rugit d’orgueil en chacun de nous, s’éveillait et se ramifiait. Les répliques d’Eduardo dites par nous, crachées au milieu de l’engorgement de nos éclats de rire, nous ont formés à ce sérieux secondaire qu’est la rapidité à la plaisanterie, au croche-pied du tragique. Nous avions tout autour la Naples d’après-guerre, et avait-elle de quoi faire rire ? Bien assez pour tenter le contrepoids, arriver à égalité avec les malheurs. Ce n’était pas une pièce de monnaie, un côté pour le comique et un pour le tragique, un pile ou face selon le lancer en l’air, mais la même face en très peu d’écart de muscles. Eduardo portait cette égalité chiffonnée sur son visage.
Les soirs plus lents, nous attaquions une pièce plus longue, de trois actes. Mais nous ne la jouions pas en entier, d’habitude un acte, le deuxième ou le troisième, était supprimé ou résumé. Pour moi, les comédies d’Eduardo sont donc composées de deux actes plus un, une formule différente de trois. J’ai gardé un faible pour celles qui donnent libre cours à l’animisme effervescent et tropical des Napolitains. La ville grouillait de spectres restés collés à la vie, aux maisons. Non seulement dans Sacrés fantômes avec le héros naïf qui obéit à la vie en la prenant pour une vision, parvenant ainsi à la supporter avec une dignité de -Rossinante, le cheval malmené de Quichotte. Avec Je ne te paie pas, il revient sur la foi aveugle dans l’alphabet des nombres, le code -chiffré des visites célestes, de l’infini gisement de spiritisme qui exhale continuellement des messages, comme des vapeurs de la Solfatare.
C’est une terre d’« assistés », de personnes dotées de contact avec des âmes d’ailleurs. Le grouillement de leur présence complétait la densité de population, les vivants étaient doubles, multiples d’esprits, nocturnes et diurnes. De là, l’insomnie d’une ville qui ne se repose jamais. Était-ce l’irrationnel, était-ce l’excès ? Au contraire, c’était le raisonnable, le recours ordinaire à toutes les ressources de -l’esprit et du lieu, une façon de frapper à la porte de l’au-delà pour tenir bon ici-bas et accepter aussi pleinement que cet autre monde, providentiel ou vindicatif, frappe à notre porte. Ce n’était pas un excès, mais un besoin naturel.
Je place en tête des comédies Dites-lui toujours oui, violente irruption de la folie, désastreuse pour soi, bénéfique pour les autres. Michele Murri, récemment sorti de l’asile de fous, s’agrippe aux mots, à leur sens littéral, comme un aveugle à sa canne. Lorsque quelqu’un lui dit qu’une pauvre fille « n’a ni père ni mère », il réfléchit et répond : « Qui l’a faite ? »
Et il reproche à son interlocuteur de ne pas lui avoir dit tout de suite : « elle est orpheline ». « Les mots existent, il faut les utiliser, sinon je m’embrouille. » Son inlassable attachement au vocabulaire réussira le prodige de réconcilier deux frères qui étaient brouillés. Puis, il sera de nouveau envoyé chez les isolés. Le visage d’Eduardo n’est plus ici la carte topographique de la ville, mais le fruit d’une réclusion qui cherche des ouvertures et rencontre des barreaux entre les hommes. Dans ces pommettes, on retrouve le désespoir implacable d’un Buster Keaton du Sud avec tout l’athlétisme des nerfs à la surface de la peau.
Le rire qui éclate entre les dents de cette comédie est le rire le plus utile du théâtre. Ici, il n’est le contrepoids de rien, mais il se mêle à la miséricorde et met de la lumière dans les yeux.
La dernière tribu
Ernest Pignon-Ernest
J’éprouve dans mon travail le besoin d’interroger les éléments qui fondent nos cultures, comme la religion ou la mythologie. À l’origine, je pensais partir en Grèce mais je suis tombé sur une série d’émissions de Fran…
« Mon désir d’Italie »
Jean-Noël Schifano
« C’est un réel espoir, celui d’une possible métamorphose de l’Italie. Une métamorphose que je crois tout à fait nécessaire pour redonner au Sud le statut qu’il mérite, et qui prendrait la forme d’un État f&eacut…
Idolâtrie
Régis Debray
Pourquoi faut-il que Venise, algue sucrée, bois humide et suri, sente la nécropole, alors que Naples, si funéraire, pète de santé ?
Une sirène, une république, une femme sans culotte
Catherine Clément
Catherine Clément revisite le mythe de la sirène Parthénope, à laquelle Naples doit son ancien nom.