Au départ, le Nigeria. L’État le plus peuplé d’Afrique compte aujourd’hui près de 200 millions d’habitants. L’ONU en prévoit le double d’ici à 2050. Parmi cette population dense, il y a Faith, Hope, Blessing, Praise, Precious, Gift, qui, malgré leurs prénoms chargés de sens, font partie des 2 200 victimes comptabilisées par l’ONG internationale Save The Children en 2019, selon un rapport de sa branche italienne. En 2016, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en comptait 3 000. Aujourd’hui, les associations sur le terrain déclarent toutes que ce chiffre est largement sous-évalué, et ne représente que la partie émergée de l’iceberg immense que constitue le trafic de mineures en vue d’exploitation sexuelle en Italie.

 

L’enfer au pays de Dante

Retour au printemps 2015. À nos portes, juste à côté, se joue une réalité vile et sordide. Des oliviers à perte de vue et des pins parasols, des vignes centenaires, des panneaux grand format pour la promotion de la mozzarella artisanale. Nous sommes dans les Pouilles. Sur les routes départementales, pourtant peu éloignées des itinéraires touristiques, surgissent en nombre affolant des gamines abandonnées à la journée au milieu d’amas de détritus, de lingettes, de préservatifs usagés et de bouteilles vides. Une chaise en plastique rafistolée marque leur emplacement. La nuit, brûle un feu de palettes et de pneus au parfum nauséabond de plastique. Si la chaise est vide, c’est qu’un client est là.

L’Italie connaît alors un pic sans précédent de débarquements de bateaux de migrants en provenance de la Libye. Sur place, le gouvernement Renzi, l’OIM et les associations d’aide à l’accueil, submergés, doivent agir vite pour encadrer le flot croissant des arrivées. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) estime à plus de 150 000 le nombre d’arrivées cette année-là en Italie. Un chiffre qui augmentera sans cesse jusqu’en 2017. Chaque jour, les routes secondaires proches des zones industrielles se peuplent par dizaines de ces petites esclaves invisibles rapidement sorties du circuit d’accueil. Des gamines tétanisées. Toujours plus jeunes. Quatorze ans, peut-être moins. Dans leurs yeux incrédules, l’incompréhension et la panique. Elles sont larguées sur les routes à peine débarquées. Cette enfant-là, que croisent Vito et Federica, deux travailleurs sociaux de l’association Micaela Onlus, porte pour seuls vêtements une culotte en coton et un T-shirt sale. Son corps à peine formé et son visage aux traits poupins trahissent violemment son jeune âge. Bien sûr, elle n’a pas dix-huit ans. Douze ans peut-être, disons quatorze. À ses pieds, une paire de talons hauts vulgaires, bien trop hauts pour elle, qu’elle détaille d’un air médusé. À ses côtés, une jeune femme plus âgée vêtue de sous-vêtements abîmés, les yeux rivés sur son téléphone. Muette, la gamine ne comprend même pas ce que Federica lui tend, ose à peine regarder. C’est un préservatif. La sensibilisation aux risques de maladies sexuellement transmissibles est le premier levier que les associations d’aide actionnent pour entrer en lien avec ces victimes potentielles. Federica lui demande doucement : « Est-ce que tu sais ce que tu es venue faire ici ? Est-ce que tu sais que, lors d’un rapport sexuel, tu dois absolument te protéger ? » Les yeux humides, au bord des larmes, la gamine ne comprend pas. Elle ne comprend vraiment pas. Elle qui ne parle que le pidgin nigérian, ou Broken English, préfère le gâteau que Vito lui tend. Derrière la camionnette de l’association, déjà, les voitures ralentissent.

Depuis 2002, l’association Micaela Onlus (dans le sud de l’Italie) œuvre à la sensibilisation, à la prévention, mais aussi à l’accueil de femmes victimes de trafic d’êtres humains en vue d’exploitation sexuelle. Leur unité mobile sillonne les routes en distribuant des gâteaux, des boissons chaudes, des préservatifs et beaucoup d’humanité. Munis de dépliants pédagogiques, ils tentent de sensibiliser ces jeunes femmes à la nécessité d’un suivi gynécologique couplé d’un dépistage. Cette approche est une première étape d’identification. Par la suite, l’objectif consiste à leur proposer d’intégrer un programme d’accueil et d’insertion dans le but de les sortir du réseau criminel dont elles sont prisonnières. L’association n’est pas spécialisée dans l’accueil des mineures, mais la situation d’urgence extrême de cette année-là le nécessite. « Notre plus grande difficulté, se remémore aujourd’hui Rachel, l’une des religieuses qui vit et travaille dans la maison d’accueil, c’est d’être confrontés à des personnes qui sont déjà en situation de stress post-traumatique lorsqu’elles arrivent sur notre territoire. »

 

Un scénario bien rodé

Difficile de dresser un cadre clair pour comprendre le phénomène du trafic d’êtres humains, de mineures en grande partie, destinés à l’exploitation sexuelle en Italie. Il existe autant de récits de vie que de réalités. Comment et pourquoi sont-elles arrivées ici ? Impossible d’être exhaustif. Car le réseau de l’enfer est une toile bien tissée. Moderne et évolutive.

Ce qu’il y a de commun entre toutes, en revanche, c’est un « recrutement » au Nigeria et une histoire vendue comme un graal. Car 90 % des jeunes victimes sont nigérianes, provenant principalement de l’État d’Edo, au sud du pays. À la clé ? La promesse d’une Europe fantasmée, l’Italie des possibles, où on leur assure un travail qui leur permettra d’envoyer de l’argent à leur famille. Vulnérables, issues de milieux sociaux et culturels défavorisés, elles acceptent un jour la proposition qui leur est faite de rejoindre l’Italie pour devenir coiffeuses, serveuses, baby-sitters, femmes de ménage.

Souvent, c’est une figure féminine proche de la famille qui les enrôle, parfois même une tante ou une cousine pour une meilleure emprise. Elles sont appelées Madam et sont l’une des composantes principales du réseau criminel, trafiquantes elles-mêmes ou simples maquerelles exécutantes. Pour préparer le départ, les jeunes filles sont emmenées chez un native doctor, un chaman qui les soumet à un rite appelé « juju ». Dans un pays où se mêlent croyances, religions, sorcelleries, mythes, symboles, l’utilisation de forces surnaturelles comme le rite juju est un engagement extrêmement puissant. Lors de ce rituel aux procédés assez variables, il est question de scarifications, d’organes d’animaux qu’il faut manger ou sacrifier, de poils pubiens, de rognures d’ongles, de cheveux, et de culottes souillées de menstruation qu’il faut apporter. Le juju les force à contracter une dette envers leur Madam, afin de financer leur voyage jusqu’en Italie. Si cette dette n’est pas intégralement remboursée, la malédiction s’abattra sur la jeune fille et sur toute sa famille. La puissance du native doctor et de ce rituel offre alors à la Madam, à qui désormais la victime appartient, un moyen de pression sans limite. En 2015, cette dette s’élevait en moyenne à 50 000 euros. En 2020, le business du trafic a évolué, elle avoisine 25 000 euros.

 

Du Nigeria à l’Italie : la route de l’indicible

Le parcours qui mène du Nigeria à l’Italie ressemble à une longue traversée vers les portes de l’enfer. Où l’enfer n’est pas la destination finale, mais une étape : la Libye. D’abord la traversée du Niger et le désert, où certaines filles meurent en chemin. Puis, pour les rescapées en sursis, la Libye, où les portes de l’indicible s’ouvrent en grand.

Là-bas, tous les candidats au départ pour l’Europe, hommes et femmes victimes confondues, majoritairement originaires d’Afrique subsaharienne, sont entassés dans des connection houses, des maisons décrites comme des « hangars de transit », gérées par les réseaux de trafiquants nigérians. Dans ces connection houses, les femmes deviennent des esclaves sexuelles battues, torturées, affamées, humiliées, pour une durée indéterminée. Pour les rares jeunes femmes qui acceptent d’en témoigner, ce passage en Libye est l’expérience la plus traumatisante et déshumanisante du calvaire qui les mène en Europe. D’autant que le temps passé sur les terres libyennes est incertain. De quelques semaines à quelques mois, parfois quelques années, où les tortures, viols et sévices subis rendent les victimes de prostitution en devenir encore plus promptes à se soumettre à l’exploitation sexuelle une fois en Italie.

Aux portes de la Méditerranée, deux réseaux criminels se confrontent, les milices libyennes et les réseaux de trafiquants nigérians. Il n’est pas rare que des rafles libyennes surviennent dans les connection houses. Des milices armées kidnappent les femmes par grappes, en font leurs esclaves, avant de les revendre un jour aux réseaux nigérians. Puis, elles sont contraintes à la prostitution, car il faut payer une nouvelle dette, celle de la traversée en bateau. Si elles refusent ou s’opposent, leurs familles sont contactées. Par téléphone, on leur montre en direct leurs proches subissant des sévices, hurlant de douleur ou appelant à l’aide.

En Libye, les jeunes femmes ne pensent plus à l’Europe, elles essaient d’abord de survivre.

 

Le prix à payer

Si elles sortent de l’enfer libyen, si elles survivent à la traversée de la Méditerranée et parviennent jusqu’aux côtes italiennes, un autre calvaire de longue durée les attend. Au seuil des centres d’accueil italiens, parfois même en leur sein, elles retrouvent leur Madam. Leur unique référence. Figure presque rassurante, bien que premier bourreau, dans un pays dont elles ne connaissent ni les codes ni la langue.

Très vite après leur arrivée, en lieu et place d’une nouvelle vie, vient la nécessité de rembourser la dette. Il n’y a plus de choix. C’est une obligation. Privées de leurs papiers, coupées de tout moyen de communication, elles doivent obéir à l’ordre de la Madam : se prostituer pour payer. Toutes se remémorent le « pack » qui leur a été remis : des talons hauts, des bas, des sous-vêtements criards, une perruque, et la sommation de ramener de l’argent chaque jour. « Les Nigérianes cassent le marché, elles baisent pour rien et parfois même sans préservatif », lance Giuliana, prostituée brésilienne d’une trentaine d’années qui jure désormais travailler en indépendante, et coupe rudement Vito et Federica d’un « ciao, merci pour les préservatifs, maintenant je dois travailler » à l’approche d’une voiture. Sur les routes italiennes, les Nigérianes sont exploitées pour 10 à 20 euros la passe.

Grace raconte : « Pendant deux ans, j’ai dû y aller tous les jours de 8 heures à 22  heures, par tous les temps, sans un seul jour d’arrêt. Pas de Noël, pas de jour de l’An, chaque jour que Dieu fait, j’ai dû me prostituer. » S’ensuit un lourd et irrépressible sanglot. La jeune trentenaire se rappelle avec une précision de métronome chaque date de son calvaire. Elle qui arbore une silhouette avenante et un large sourire lumineux marque une pause, respire, mais ne parvient pas à retenir ses larmes. Silence. « Je ne l’avais jamais fait avant. J’avais pourtant un petit ami au Nigeria. Mais là-bas, on croit que dès qu’on fait l’amour on tombe enceinte. » La voix étranglée par les larmes, elle raconte que sa première fois, ignoble et glaçante, a eu lieu sur une route départementale en Italie. Grace fait partie de la génération de victimes qui, en 2007, arrivaient encore par avion, avec un passeport en bonne et due forme et un visa en règle pour l’Italie, mais une dette lourde de 60 000 euros dans ses bagages.

Le 29 mars 2007, elle est partie de Lagos, a débarqué en France le 30. Le 1er avril, elle est arrivée en Italie, près de Milan, a grimpé dans un train à destination des Marches, une région du centre de l’Italie entre la mer Adriatique et les Apennins. Là, tout est allé très vite. Son passeport et ses papiers lui ont été confisqués. Sa Madam ainsi qu’un homme l’ont retenue enfermée. Ils lui ont asséné brutalement : « La donne a changé », déposant sur son lit « une perruque, des talons hauts, des sous-vêtements ». Grace a cru à une mauvaise blague : « Je jure que je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient. » Ils l’ont affamée et battue trois jours durant. Elle a fini par plier. « Je n’avais vraiment pas d’autre choix », explique-t-elle sans lever les yeux, comme s’il fallait se justifier. Puis dans un soupir de soulagement, elle annonce : « Le 29 avril 2009 à 21 h 36 précises, j’ai remis une enveloppe contenant 17 500 euros à cet homme et j’ai fini de payer ma dette. »

Grace est maintenant médiatrice interculturelle pour On The Road, une association installée dans les Marches qui lutte notamment contre la traite et l’exploitation sexuelle et constitue l’une des plus importantes organisations de défense des droits humains en Italie. C’est elle qui fait le lien et écoute aujourd’hui les victimes potentielles à identifier. Elle qui récolte les récits insupportables des jeunes femmes tout juste débarquées. Car le « récit de vie » et ses détails les plus glauques, souvent enfouis dans les corps abîmés et les cerveaux fatigués de ces jeunes femmes, sont aussi le salut et la clé pour obtenir un permis de séjour en Italie. Qu’elles invoquent l’article 18 du Texte unique sur l’immigration ou demandent la protection internationale afin d’obtenir le statut de réfugié, le protocole nécessite de détailler autant que possible aux autorités les raisons de la demande.

 

L’évolution de la traite

Grace n’a pas connu la Libye, car le système a changé. Le système change tout le temps. « Les réseaux criminels ont toujours un coup d’avance, déplore Fabio Sorgoni, responsable du pôle anti-traite d’On The Road. Quand il nous faut des mois pour mettre en place un protocole d’identification des victimes potentielles dans les centres d’accueil, il suffit aux trafiquants d’un coup de fil pour faire évoluer le mécanisme, dès lors qu’ils ont compris nos procédures. »

C’est l’une des raisons qui explique la difficulté pour les autorités d’identifier les mineures victimes potentielles. La capacité des réseaux de trafiquants nigérians à se renouveler est sans limite. À leur arrivée en Italie, en un simple coup de fil, elles sortent des centres d’accueil où leur Madam les attend, ou demandent la protection internationale et entrent ainsi dans un cadre réglementaire. Soudain, elles sont comme volatilisées. Victimes transparentes pour le système. Mais en règle. Des mineures qui s’affirment toujours majeures, évidemment.

Du bout des lèvres, les associations révèlent également que le système d’accueil est parfois vicié. Parfois, en pleine procédure de demande de protection, un nouvel avocat se substitue soudainement à celui des associations : un indice qui suffit pour comprendre que les ramifications des réseaux criminels nigérians sont internationales et montent très haut.

En 2017, on observe une chute drastique des débarquements et de la présence des filles sur les routes. L’OIM parle d’une diminution de moitié. Une bonne chose ? Pas si sûr, comme en témoignent plusieurs associations. Cette année-là, le ministre de l’Intérieur italien Marco Minniti, ancien chef des services secrets, s’accorde avec le gouvernement d’union nationale libyen de Fayez al-Sarraj pour une meilleure coopération au sujet de la gestion de l’immigration et du contrôle des frontières afin de stopper le trafic d’êtres humains. Un accord par la suite largement critiqué par nombre d’organisations humanitaires, lesquelles accusent le ministre Minniti d’avoir également négocié un arrangement financier avec les principaux trafiquants. Fin 2019, le chef de la diplomatie italienne Luigi Di Maio renouvelle pourtant cet accord pour trois ans.

Si la diminution du nombre de femmes concernées, mineures ou jeunes majeures, est donc visible, le phénomène de la traite humaine à des fins d’exploitation sexuelle dont elles sont victimes n’en finit pas. Il ne fait qu’évoluer. Constamment.

« Praise, s’il te plaît, éteins ce téléphone quand on te parle !» lance Francesca, travailleuse sociale chez On The Road. Autour de la table, six jeunes Nigérianes intégrées au programme d’accueil et de réinsertion de l’association. Elles ont toutes l’attitude d’ados que l’on sermonne. Les yeux au ciel, leur italien balbutiant laisse vite place à des éclats de pidgin. Car ce soir, il faut faire un point pour organiser le nettoyage de la maison. Elles hurlent, elles vocifèrent pour faire avouer la coupable qui n’a pas nettoyé la cuisine. Sur la table, leurs téléphones retournés. Aussi déroutant soit-il, le nouvel ennemi visible à combattre, c’est le téléphone. Car au bout du fil, Francesca sait bien qui parle chaque jour à Praise, à Gift ou à Precious. Des hommes, nigérians, qu’elles appellent leur « boyfriend » ou leur « fidanzato », mais qu’elles voient rarement. Une nouvelle figure masculine fait son apparition sur la scène du réseau, maintenant que les Madam ont été payées. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !