La criminalité aussi a ses mythes. Parfois ils dépassent le cercle des voyous et s’inscrivent dans l’imaginaire collectif. Pour toucher le grand public, il faut que se transforme la parole initiale, qu’elle soit témoignage ou chant de prisonnier. Il est nécessaire que l’art et le commerce la vident d’une partie de son sens. Ainsi, des patrons de la drogue au Mexique, starifiés par la musique narcocorrido puis par Netflix. Ou du proxénète devenu un personnage incontournable d’un sous-genre du hip-hop, le gangsta rap.

Tout pourrait commencer en 1969. L’Américain Iceberg Slim raconte ses souvenirs dans Pimp (« mac » en anglais). L’auteur est un repenti, mais les conseils du souteneur affluent avec les mots crus. Une rhétorique se met en place : le mac est un dur parce que ses filles sont des vicieuses qui attendent la moindre de ses erreurs pour en profiter, le mac contrôle son désir comme il contrôle ses filles, le mac utilise la femme noire comme marchepied pour le monde du mâle blanc. Car, en pleine lutte pour les droits civiques, l’argent qui brille a l’odeur de la revanche raciale : « Je veux être le patron de leur vie entière et même de leur pensée. Il faut que je me mette dans la tête que Lincoln n’a jamais aboli l’esclavage. »

La deuxième étape survient dans les années 1980. Les rappeurs de Compton, banlieue de Los Angeles en proie à la guerre des gangs, s’emparent de la description d’Iceberg Slim qui ressemble tant à leur quotidien. Ice-T emprunte son pseudonyme au romancier, tout comme Ice-Cube. Leurs paroles font scandale pour leur discours anti-police, mais aussi pour leur misogynie. Ice-Cube répond : « Une chienne est une chienne. » Bientôt, la surenchère spectaculaire de la violence s’accompagne de grand-guignol. De plus en plus, le mac représenté accumule les signes extérieurs d’une réussite tout américaine. Exemplaire est le parcours de Snoop Dogg, ex-petit dealer à la voix hypnotique devenu icône nonchalante du cool. En 2001, il collabore avec Larry Flint pour deux films pornographiques, avec chapeau à plume et canne de dandy, son corps dégingandé dans un costard blanc. L’ambiguïté est totale : Snoop Dogg joue au proxénète avec second degré, mais il est coproducteur. Au milieu des orgies, il répond aux questions d’une fausse journaliste, qu’il convainc de rejoindre son écurie : « Avant, je me battais pour le droit des femmes. Mais depuis que j’ai rencontré ce connard à la langue d’or, je paye mon loyer. »  

Ce proxénète-là est un personnage de cartoon, dont l’hédonisme fait oublier le sordide. Un peu comme, en 1935, le roi du macadam de Maurice Chevalier, Prosper Yop la boum. S’y ajoutent les clips avec piscine, fumeurs de joints et playmates en bikini. Sur Internet, on vend des T-shirts de Pimp Santa, le « Mac Père Noël ». En 2008, le romancier Seth Greenland commence Un patron modèle par une bar-mitsvah californienne. L’enfant prépubère y entre aux bras de deux danseuses sur un gangsta rap : « C’est une pute, une sale pute. »

En France aussi, depuis trente ans, le gangsta rap infuse notre culture, de Doc Gynéco jusqu’au milliard de vues de Maître Gims ou de PNL sur YouTube. Parfois écho des temps, parfois machine qui tourne à vide. Son vocabulaire est celui de plusieurs générations d’adolescents, provoquant ou reflétant leur part de misogynie. C’est Booba qui a sans doute le mieux exploré les contradictions de ces postures. Représentant dans le clip de Scarface le coup de foudre d’un malfrat pour sa conseillère judiciaire, ses mots d’amour reprennent la rhétorique du mac Iceberg Slim : « Je veux tous les codes entrer dans ton cerveau / sans effraction te faire aimer mauvais garçon. » 

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