Jeunesses brisées de nos cités
Temps de lecture : 14 minutes
PARIS. Un tatouage imposant recouvre désormais la moitié de son cou hâlé. « Un gun », dit-elle, qu’elle a choisi pour l’esthétisme de sa forme, rien d’autre. « Dans la vraie vie », Louna* n’aime pas les armes à feu, mais elle a pensé qu’encré dans sa peau, exposé à la vue de tous, un Uzi l’aiderait à se sentir plus forte. À dissuader, aussi. Il dit : « N’approchez pas, danger de mort. Sous ces artifices, corps brisé. »
En ce début d’automne, la jeune femme porte une perruque. Des boucles noir corbeau tombent en cascade sur son visage un peu poupard malgré son âge. Elle a 20 ans et aime changer de look au gré de ses humeurs. Transformer son corps, le magnifier, à moins qu’il ne s’agisse de le dissimuler. Ses faux cils protègent son regard au fond duquel persiste une lueur. Des ongles multicolores en plastique, similaires à de longues griffes, ornent le bout de ses doigts. Son tatouage, lui, remplace d’anciennes marques : celles que lui laissaient les mains de son mac, Konan, lorsqu’il la saisissait brutalement par le cou. Un soir, dans la salle de bains d’un hôtel bon marché de Chilly-Mazarin (Essonne), pour la punir d’avoir voulu s’échapper, il a fini par l’étrangler pour la forcer à s’agenouiller, puis l’a violée plusieurs fois.
Elle avait 17 ans. « J’avais du sang dans la bouche, mais il s’en foutait », raconte-t-elle, enserrant un peu plus fort son verre de Coca-Cola.
Louna est une jeune prostituée rescapée. Un visage parmi des milliers d’autres – selon les dernières estimations de l’ACPE, la principale association d’aide aux victimes, 5 000 à 8 000 mineures françaises auraient vendu leur corps en 2013. Elles seraient bien plus nombreuses aujourd’hui.
Les plus jeunes ont 12 ans. Elles sont issues de tous les milieux sociaux, de tous les coins de France, mais les plus repérées sont les jeunes filles des quartiers populaires ou de l’Aide sociale à l’enfance, car plus susceptibles d’être suivies par un éducateur. Le phénomène, qui a émergé au début des années 2010, et reste encore difficile à cerner, est en constante augmentation depuis. Dans les cités, il en deviendrait presque systémique, selon certains acteurs de terrain. Pour Calvin Djombe, éducateur expérimenté de la Protection judiciaire de la jeunesse, désormais : « Dans chaque cité, il y a de la prostitution. On entend tous ces discours disant qu’il faudrait ramener la sécurité dans les quartiers, mais c’est trop tard, tout est pourri maintenant, clame-t-il. Vous savez que ce sont désormais des parents qui font la mule pour les dealers ? C’est tellement la misère qu’ils acceptent de cacher la came des voyous chez eux en échange de quelques billets. »
Sur ce terreau fertile, la prostitution fleurit, de plus en plus tôt et en toute discrétion. Invisible pour qui ne sait pas, elle se déroule à l’abri des regards, loin des cités d’origine des macs et des adolescentes, le plus souvent dans des chambres d’hôtel de grandes chaînes ou dans des logements Airbnb. Les filles sont recrutées via les réseaux sociaux, les clients mis en relation avec les filles sur des plateformes comme Wannonce, Sexmodel ou Coco.fr. Les adolescentes se rendent sur les lieux en Uber, ou escortées par leurs macs qui, en public, se font passer pour leur petit copain. Parfois, d’ailleurs, la frontière entre « mec » et « mac » n’est pas si claire. L’argent, les clients le transfèrent directement sur un compte Nickel, un service bancaire alternatif, accessible en bureau de tabac à toute personne âgée de plus de 12 ans. « Même leurs parents ne voient rien, explique Calvin Djombe. Les proxénètes offrent parfois de l’argent aux parents des filles pour les aider, comme le feraient des gendres. Ils ne se doutent pas. »
« Cela touche les jeunes filles de tous milieux sociaux »
Jean-Marc Droguet
« Ces jeunes filles, qui sont souvent en échec scolaire, n’ont pas forcément conscience du milieu dans lequel elles évoluent. Elles se présentent comme des escortes, et ne se considèrent pas comme des prostituées. Dans la plupart des cas, les proches ne sont pas au courant de leur activité vérita…
[Sobriquets]
Robert Solé
COMMENT désigner les adolescentes d’aujourd’hui qui se prostituent ? Au fil du temps, leurs aînées ont eu droit à toutes sortes de sobriquets. « Péripatéticiennes », faussement solennel, s’inspirait pour rire des disciples d’Aristote, lequel …
Jeunesses brisées de nos cités
Manon Paulic
« Ce tiraillement entre une vision archaïque de la femme soumise, intacte, pure, et la quête de liberté des adolescentes imprégnées de la culture occidentale et vivant la modernité au quotidien, que ce s…