J’ai beaucoup fréquenté Molière, j’ai effectué auprès de lui un cheminement intime et régulier depuis le Conservatoire, où l’on m’avait placée dans la catégorie des soubrettes, ce qui fut une souffrance, au départ. J’ai compris plus tard que ces rôles étaient d’une grande richesse, qu’ils étaient bien plus puissants que les jeunes premières, par exemple. Je pense à Toinette dans Le Malade imaginaire, que j’ai beaucoup jouée et adorée. Ou bien à Dorine dans Tartuffe. Ces soubrettes sont de grands personnages ; elles remplacent les mères qui, à l’époque, mouraient souvent en couches. Elles sont chargées de l’éducation des enfants et les protègent de la monstruosité des pères.

J’ai commencé à vraiment saisir Molière grâce à Jean-Paul Roussillon, à qui l’on doit une extraordinaire mise en scène de George Dandin en 1970. J’avais 23 ans, je jouais Angélique au côté de Robert Hirsch, qui était Dandin. Jean-Paul Roussillon était un grand acteur et un grand metteur en scène. Il a monté un Avare absolument formidable, qui s’est joué vingt ans avec Michel Aumont dans le rôle d’Harpagon et qui a eu droit aux foudres de la presse de droite et aux éloges de la presse de gauche. Son travail sortait la Comédie-Française de son endormissement. Des metteurs en scène ont commencé à lire les pièces de Molière autrement que selon une fausse tradition italienne, qui ne reposait que sur des effets comiques, gratuits et plats.

Une étape importante fut ma première mise en scène du Misanthrope, en duo avec Jean-Luc Boutté, en 1975. Pendant plus d’un an, Jean-Luc et moi avons énormément travaillé sur le texte en bibliothèque, forts de notre conviction que, plus vous enracinez une pièce dans son époque, dans sa morale, dans son économie, dans ses mœurs, plus vous la restituez dans sa vérité. Jean-Luc composa sans doute le plus grand Alceste que j’ai jamais vu. C’était comme si le rôle avait été écrit pour lui. Il avait cette beauté, cette force extraordinaire, et en même temps il allait si loin dans la rigueur du personnage qu’il en devenait comique. Je pense qu’il retrouvait ainsi l’intention initiale. Pour comprendre Molière, il faut regarder la distribution d’origine. Molière jouait surtout les rôles comiques. Quand il a joué Alceste, il était très loin des lectures romanesques qu’on donne aujourd’hui. Alceste, ce n’est pas Hamlet. Sa grande force, c’est la contradiction entre sa rigueur morale et le fait qu’il soit amoureux de Célimène, la femme qu’il ne devrait surtout pas aimer. Une contradiction puissante, comique et bouleversante.

Le Misanthrope est sans doute le chef-d’œuvre de Molière mais, moi, j’adore Les Femmes savantes, que j’ai montées deux fois, à la Comédie-Française en 1987 puis au Théâtre de la Porte Saint-Martin en 2016, avec Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri. Je ne pense pas que Molière ait été féministe. C’était un fils de bourgeois, le fils d’un tapissier, il avait une mentalité de son époque. Pour lui, la femme ne devait pas être instruite au-delà de quelques notions de prière et de broderie. Il acceptait que les femmes nobles soient lettrées mais, pour la bourgeoisie, il trouvait cela ridicule. Il se moquait des femmes qui voulaient atteindre au savoir mais, moi, je les trouve bouleversantes : elles ont été frustrées de connaissances et soudain, elles tombent dedans comme Astérix dans la potion magique. Bien sûr, elles sont dans l’excès, mais comme toute personne qui découvre un monde nouveau, et ces excès me touchent.

On a prêté à Molière beaucoup d’intentions mais, en réalité, on sait peu de choses sur lui. On dispose du registre de La Grange, qui notait les recettes du théâtre, les dates et les lieux des représentations, les distributions. De Molière, on dispose de quelques signatures, on voit le moment où il a changé de nom, on a des registres de baptême, les deuils, notamment ceux de ses enfants. Mais on ne dispose d’aucun manuscrit, sa veuve a tout jeté. Finalement, sa pièce la plus autobiographique, c’est L’Impromptu de Versailles. On le voit diriger des acteurs, dire ce qu’il souhaite quant à la façon de jouer. Il parle également de la pression des commandes d’État, de l’obligation d’écrire très vite parce que le roi l’a demandé. Cette pièce ainsi que La Critique de l’École des femmes sont de véritables archives. Pour le reste, on a beaucoup inventé à son sujet. Comme c’est un immense auteur français, il fallait bien qu’on lui construise une vie, dont on ignore tout en fait.

Cela dit, quand Ariane Mnouchkine imagine son Molière, elle fait un travail remarquable. La façon dont elle a essayé de reconstituer le jeu de l’époque me paraît assez proche de ce que cela pouvait être, une façon de jouer qui nous paraît excessive aujourd’hui. Et encore, elle a gommé, sinon on n’y aurait rien compris, tous ces accents de province, tous ces patois qui coexistaient avec l’« ancien françois ». Sans compter les acteurs italiens !

Je n’aime pas beaucoup les farces de Molière, sauf Le Médecin malgré lui que j’ai joué en 1990 dans une mise en scène de Dario Fo d’une poésie extraordinaire. Dario Fo avait fait une longue recherche et il avait trouvé une archive importante qui explique que, dans les farces, quand une phrase se terminait par « etc. », et c’était fréquent, cela indiquait la place d’une improvisation. À la Comédie-Française, bêtement, on disait le « etc. », on n’osait pas improviser sur le maître.

Je n’ai jamais eu envie de monter Molière « en contemporain ». Sa modernité n’est pas dans son apparence, elle est dans son contenu. On n’amoindrit pas son sens en le jouant en costumes et perruques, c’est juste plus cher. Il nous parle parce qu’il nous ressemble, dans nos contradictions, dans nos excès, dans nos folies. Il a un tel regard sur l’humain. C’est impossible qu’il soit démodé, on aura toujours des hypocondriaques, des avares, des jaloux et des gens tombés dans les excès de la religion – de plus en plus même ! Ses thèmes sont attachés à l’humanité profonde, c’est sa force extraordinaire. Je n’ai jamais fini de lire Molière, il est infini. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !