Depuis un an, les commentateurs de la vie politique française sont à ses trousses, mais elle demeure introuvable : l’opposition semble s’être évaporée. Elle est absente du Parlement, où la majorité écrasante obtenue en juin 2017 par le groupe LREM et son allié le Mouvement démocrate – plus de 350 députés sur 577 – laisse peu de place aux voix dissonantes de gauche et de droite, réduites à la portion congrue. Le système de la Ve République, qui accentue le poids du parti majoritaire et permet de recourir aux ordonnances pour contourner le débat parlementaire, pousse l’opposition à abandonner son rôle au profit d’une stratégie uniquement tribunitienne. Ce qui conduit à donner le sentiment paradoxal que la France insoumise et ses 17 députés constituent la première force d’opposition à l’Assemblée, rappelant les grandes heures de l’opposition communiste au gaullisme, le nombre en moins. Malgré son caractère composite, la majorité est pour sa part une chambre d’enregistrement où le débat interne est, si ce n’est absent, en tout cas très largement souterrain. 

Absente de l’Assemblée, l’opposition n’est pas plus vigoureuse dans les partis politiques traditionnels, LR et le PS, balayés lors des dernières élections et encore très largement décrédibilisés aux yeux de l’opinion. Les nouveaux venus ne se portent pas mieux. La France insoumise peine pour l’instant à émerger de l’« état gazeux » dont a parlé Jean-Luc Mélenchon dans ces colonnes (no 174, 18 octobre 2017). Emmanuel Macron n’évoque d’ailleurs jamais publiquement le nom des leaders ou des partis de l’opposition politique, comme si ceux-ci ne méritaient même pas qu’on s’y arrête. Et ce n’est pas le parti présidentiel qui apportera une quelconque contradiction au chef de l’État. La République en marche est devenue, deux ans après sa création, un parti fantôme, exsangue faute d’être capable d’exister dans l’ombre d’un président tout-puissant. 

La société civile n’est pas épargnée par l’onde de choc de l’élection présidentielle de 2017. Les instances qui ont pu faire office de contre-pouvoir depuis un demi-siècle sont aujourd’hui en pleine déréliction. En proie à une crise de représentativité structurelle depuis plusieurs décennies, les syndicats sont à la peine : ils représentent moins de 10 % des travailleurs en France, et leur capacité mobilisatrice ne cesse de s’éroder, comme l’illustre le caractère erratique du mouvement social en cours. La haute administration, qui pourrait jouer un rôle de contrepoids, fait corps avec Emmanuel Macron, qu’elle reconnaît comme l’un des siens, tout comme le monde de l’entreprise, séduit par l’esprit pro-business du nouveau président. Les médias, enfin, critiqués par l’opinion publique pour leur manque d’objectivité supposé sur fond de théorie du complot généralisée, connaissent une grave crise de légitimité. Et, dans un régime politique où la tentation césariste est systémique, tous, quel que soit leur niveau d’opposition ou de complaisance, se doivent d’entretenir avec le pouvoir exécutif « le contact et la distance » nécessaires entre critique et déférence dont parlait Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde.

Rien ne semble donc résister au nouveau pouvoir en place, qui fait tout en retour pour briser les espaces de contestation de son autorité. En témoigne l’usage de la force pour expulser les zadistes ou l’entrée des CRS dans les universités pour endiguer les mouvements étudiants – une première depuis plusieurs décennies, qui souligne autant la faiblesse des présidents d’université dépassés que celle des syndicats étudiants incapables de dramatiser le rapport de force. 

On pourrait se réjouir de cette absence de contre-pouvoir et d’opposition qui laisse le champ libre au président de la République pour enfin mettre en place les réformes pour lesquelles une majorité de citoyens l’ont élu. Ce serait en réalité penser à court terme. Dans une démocratie fonctionnelle, l’absence d’opposition rapproche le Capitole de la roche Tarpéienne, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce que le champ libre laissé à l’exécutif n’est pas forcément un terrain conquis. Si Emmanuel Macron jouit d’une absence d’opposition, le soutien à sa politique demeure minoritaire dans l’opinion. L’opposition a cette vertu qu’elle contraint le pouvoir au compromis, le pousse à développer de nouveaux arguments pour convaincre de l’opportunité d’une décision, tout en soudant les troupes majoritaires derrière le chef de l’État. En son temps, Valéry Giscard d’Estaing n’a jamais été mieux servi dans ses réformes que par l’opposition de François Mitterrand, de même que ce dernier, une fois président, a su tirer d’amples profits de celle de Jacques Chirac.

L’opposition, condition du pluralisme, est par ailleurs un recours pour les citoyens mécontents. L’impossibilité de choisir une alternative modérée entre deux projets de société concurrents est de nature à encourager la prise de distance à l’égard de la politique, voire l’abstention. Malgré l’avènement du « nouveau monde », les scores de défiance envers les institutions démocratiques demeurent historiquement élevés. À force de vitrification de l’espace central, l’opposition est rejetée vers les franges de la démocratie, et nourrit principalement les partis antisystème. Les années 2000 ont vu émerger la critique de « l’UMPS » : le système a aujourd’hui un nom et un visage qu’il est commode de prendre pour cible. D’où la stratégie de la France insoumise : celle de « la fête à Macron », une mobilisation sociale dans la rue visant un chef de l’État en première ligne sur tous les sujets. L’humour est encore de mise en début de mandat, mais il est à parier que la contestation se fera plus dure à l’approche des échéances électorales. Les résultats d’un sondage publié par l’IFOP mi-avril montrent que dans l’hypothèse d’un vote présidentiel, 40 % des voix se porteraient aujourd’hui sur Jean-Luc Mélenchon et Marine le Pen, contre 36 % sur le chef de l’État, les candidats du PS et de LR rassemblant ensemble 15 % des électeurs. Se dessine donc un paysage bloc contre bloc, dont les alternatives modérées ont été quasiment éradiquées. Une tendance que semble encourager Emmanuel Macron, qui aime à se poser en défenseur de l’ordre républicain contre les forces populistes. 

« Moi ou le déluge ! » Cette stratégie est connue. En 1964, un pamphlet dénonçait déjà la « monarchie personnelle » du général de Gaulle, cette « possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis », demandant que « les Français s’abandonnent à lui pour le meilleur et pour le pire, pour la paix et pour la guerre, pour les grandes espérances et pour l’orgueilleuse solitude, pour la joie et pour le malheur de vivre, pour les poussières radioactives et pour le pain quotidien ». François Mitterrand, l’auteur de ce célèbre Coup d’État permanent, fourbissait ses armes. Il a fallu dix ans pour que les Français demandent la chute du général de Gaulle, lassés par son bonapartisme présidentiel. À l’heure des réseaux sociaux et des populismes, il n’est pas certain qu’ils attendent aussi longtemps. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !