Comment qualifier le moment que nous vivons au regard des libertés publiques et des agissements de l’exécutif ?

Il me semble qu’on se situe au carrefour de deux paradigmes, celui de la liberté et celui de la sécurité. Ce sont exactement les termes de la fameuse loi Sécurité et liberté d’Alain Peyrefitte en 1981. J’y vois deux injonctions contradictoires qui se font face et qui sont de plus en plus prégnantes dans la société : toujours plus de sécurité et toujours plus de liberté. La question est donc de savoir où placer le curseur entre les deux, surtout quand une société comme la nôtre subit deux attaques terribles et simultanées : le terrorisme et la pandémie.

Le projet de loi Sécurité globale comme les violences policières de ces derniers jours font-ils pencher la balance du côté sécuritaire ?

Ces violences policières sont bien sûr insupportables, car elles sont illégitimes. Mais je ne pense pas qu’elles soient le symptôme d’une dérive sécuritaire, car elles ne sont pas encouragées par les pouvoirs publics qui, au contraire, les condamnent et même vertement. Quant à l’opinion publique qui s’en prend aujourd’hui à la police, c’est la même qui, il y a un mois, au moment de l’assassinat barbare de Samuel Paty, réclamait plus de moyens pour la police. L’opinion publique refuse à la fois l’application StopCovid et défend la géolocalisation pour des enquêtes de police qui, pourtant, ne sont engagées que contre de présumés innocents. La police d’aujourd’hui, c’est aussi celle qui en 2015 a été applaudie après l’attentat contre Charlie.

Ne pensez-vous pas qu’il y a un risque de dérive liberticide ?

Au risque de vous surprendre, je ne vois rien aujourd’hui dans l’arsenal législatif qui comporte un tel risque. Je ne participe pas au mouvement porté par certains de mes confrères, comme Patrice Spinosi ou François Sureau, qui font part de leurs inquiétudes par rapport à la préservation de nos libertés. Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on a basculé en dictature sans même s’en rendre compte ou que les linéaments de la dictature sont déjà là. Les textes de loi ne disent pas ça et les garde-fous m’apparaissent nombreux et solides.

Si on prend l’exemple de la loi anti-casseurs de 2019, l’état d’urgence sanitaire, le projet de loi sur le séparatisme ou celui sur la sécurité globale, j’y vois à chaque fois des justifications ponctuelles, dont je ne crains pas qu’elles puissent disparaître au profit d’un système pérenne. Ainsi le degré d’acceptation par la population de l’état d’urgence sanitaire sera nul à l’instant où disparaîtra la raison qui le fonde. Je crois que les risques de dérive autoritaire sont faibles, même entre les mains d’un pouvoir autoritaire.

Après des années de terrorisme et des mois de pandémie, vous n’avez pas d’inquiétude sur l’exercice quotidien des libertés ?

Je ne crois pas que la société française soit capable d’accepter que les mesures de l’état d’urgence se trouvent ensuite transposées dans le droit commun. C’est pourquoi je pense que nos libertés ne sont pas directement menacées. Est-ce qu’on s’habituerait, par une sorte de mithridatisation progressive, à moins de liberté ? Ce n’est pas ce que j’observe. Au contraire. L’application StopCovid, qui portait le germe de la surveillance, était compensée par le fait qu’elle n’était actionnée que par une démarche volontaire de chacun. Les vaccins qu’on nous annonce contre le Covid-19 ne seront pas obligatoires en France, contrairement à ce qui se passera en Espagne.

Nous disposons de garde-fous plus forts aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a vingt ou trente ans. D’abord la presse. Qui peut encore la museler ? Malgré leurs dérives et l’hystérisation qui les caractérisent, les réseaux sociaux sont aussi un instrument de lutte contre les dérives autoritaires. Le second garde-fou, c’est l’européisation et la mondialisation de notre société. On ne peut pas faire n’importe quoi dans un pays occidental. Même quand un pouvoir autoritaire arrive, comme ce fut le cas en Italie avec Salvini, il est heureusement muselé par des textes fondamentaux et le regard de l’étranger.

Et les dérives de la police ou la volonté de l’exécutif de pénaliser le filmage des policiers dans les manifestations ?

L’épisode de l’article 24 du projet de loi Sécurité globale est un bon exemple de l’ambivalence des choses : on peut retenir autant une tentative du pouvoir d’imposer un texte qui limite une liberté fondamentale que la réaction du corps social, vive et instantanée, pour que cela ne se produise pas. Et quand le peuple n’y arrive pas, on peut encore compter sur les protections institutionnelles. Rappelez-vous que l’article le plus critiqué de la loi anti-casseurs de 2019 a été censuré par le Conseil constitutionnel. En dernier recours, il y a le juge. C’est le gardien de nos libertés, et il les garde bien.

On parle pourtant beaucoup d’abus de pouvoir de l’exécutif…

De tout temps, on sait que la police n’est tenue que si l’exécutif est ferme. Quand Robert Pandraud était ministre de la « Sécurité » (1986-1988), il avait annoncé qu’il couvrirait les bavures. Résultat : l’assassinat du jeune Malik Oussekine en 1986 par une brigade de voltigeurs de la police. Aujourd’hui, un policier qui tabasse un citoyen est sanctionné, et le président de la République fait part de sa « honte ».

Le mouvement des Gilets jaunes a tout de même été marqué par un niveau inédit de blessés et même de mutilés.

Naturellement, c’est insupportable, mais ce mouvement était mutant et difficile à circonvenir. Un mouvement spontané de gens sincères avec des revendications économiques légitimes a été pris en otage par des éléments radicaux ultrapolitisés et structurés qui venaient au combat chaque semaine avec les forces de l’ordre. Les policiers qui ont fauté devront être condamnés et des enquêtes sont d’ailleurs en cours. Pour autant, nous ne sommes plus au temps de la police qui « cassait du gauchiste ». La police des années 1970 était quasiment une police politique. Cazeneuve, Castaner ou même Darmanin, ce ne sont pas Marcellin, Poniatowski ou Bonnet. J’ai grandi avec cette mise en garde de mes parents soixante-huitards : « Fais toujours attention à la police. » Pour ma part, je ne dis pas ça à mes enfants.

On l’entend de nouveau aujourd’hui pourtant.

Oui, c’est vrai, quand on est noir ou arabe. Ce producteur de musique a évidemment été tabassé parce qu’il est noir. Cet état de fait insupportable relève du racisme qu’il faut combattre avec la dernière énergie. Les contrôles au faciès doivent être condamnés, et je suis, pour ma part, favorable à l’idée d’équiper les policiers de caméras-piétons, ce qui éviterait des abus. Mais c’est un bon exemple de la difficulté d’harmoniser liberté et sécurité, car on peut tout aussi bien considérer que ces caméras sont liberticides… Ce qui m’inquiète le plus, ce sont des dérives individuelles, mais pas une tendance de fond, et je me méfie des réseaux de complaisance ou d’entraide, qui corrodent notre démocratie. Nos institutions sont solides, à condition de ne pas être perverties.

À quoi pensez-vous ?

Le rôle central que joue le Conseil d’État, par exemple, me semble poser des problèmes de conflits d’intérêts : cette institution écrit les textes, conseille le gouvernement, compose les cabinets ministériels et statue sur les recours contre ses propres textes. De même, je suis surpris que la directrice de cabinet du garde des Sceaux soit l’épouse du directeur général de la police. Ce mélange des genres ne me paraît pas sain.

Depuis trente ans, le ministère de la Justice pèse de peu de poids face au ministère de l’Intérieur.

Le garde des Sceaux est un ministre structurellement faible. Il a sous sa responsabilité huit mille magistrats quand le ministre de l’Intérieur dispose de plus de cent quarante-neuf mille policiers. En outre, le métier des juges consiste, pour une part, à affirmer leur indépendance. La justice est triplement contrainte par le pouvoir politique : symboliquement, parce qu’elle n’est même pas un « pouvoir » dans la Constitution, mais une simple « autorité » ; budgétairement, car on ne lui a jamais donné les moyens normaux pour travailler ; et politiquement, puisqu’on refuse toujours l’indépendance aux procureurs.

Les actes d’autorité, voire d’autoritarisme de l’exécutif ne trahissent-ils pas un manque de fermeté ?

Un vrai chef n’a pas besoin de rappeler qu’il est le chef. Et le plus grand acte d’autoritarisme déplacé fut le 13 juillet 2017 lors de cette saillie étrange et inconvenante du président de la République au chef d’état-major de l’armée : « Je suis votre chef. » Emmanuel Macron a beau avoir été élu à la suite d’un processus électoral régulier, il subit de façon permanente un procès en illégitimité et doit donc compenser.

Sanctionner les journalistes qui filment des policiers en action, c’est malgré tout une entrave de la liberté de la presse, non ?

Je ne suis pas sûr que, parce que Macron a pris ses distances avec la presse, il veuille pour autant l’entraver. Le projet de loi sur les fake news me semble plutôt aller vers un renforcement des vrais journalistes au détriment des faux. Et il faut évidemment pouvoir filmer les policiers en action, l’affaire Michel Zecler en est l’illustration la plus évidente. La question est de savoir ce qu’on fait de ces images. Elles doivent servir de preuves pour sanctionner les abus mais, pour ma part, je ne suis pas choqué si elles sont diffusées sans qu’on reconnaisse les policiers. Il en va d’ailleurs de même pour les victimes et même pour les auteurs d’infraction. Je n’aime pas ce voyeurisme sur lequel prospèrent les chaînes d’information en continu. C’est le fait qui compte, pas l’auteur. Je considère que l’interdiction de filmer une personne entravée posée par la loi du 15 juin 2000 est un grand acquis. Je suis aussi résolument opposé à la retransmission des procès proposée par le garde des Sceaux.

Comment revenir à une démocratie qui fonctionne ?

Notre démocratie est malade, notamment parce qu’elle n’est pas représentative, mais aussi parce que les contre-pouvoirs ne remplissent pas leur fonction. Je suis d’ailleurs beaucoup plus critique sur leurs dysfonctionnements qu’inquiet d’une dérive liberticide. Il faut une réforme institutionnelle en profondeur pour relégitimer le pouvoir politique. Mais pour mener une telle réforme, il faut déjà être légitime. C’est le cercle vicieux. Macron a proposé une diminution du nombre de parlementaires. J’y suis très favorable, afin de renforcer chaque parlementaire, de le rendre aussi plus indépendant. On pourrait également installer la proportionnelle intégrale au Sénat qui serait une chambre des opinions, alors que l’Assemblée nationale, élue au scrutin majoritaire, serait une chambre des décisions. Il faut aussi un système de contrôle plus efficace et veiller à ce qu’il y ait une moins grande consanguinité entre l’exécutif et ceux qui sont chargés de le contrôler. Il est urgent de renforcer la puissance du contrôle démocratique. C’est la meilleure garantie contre toutes les dérives. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & Patrice Trapier

 

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