On a trop tendance à définir les libertés en termes institutionnels. La nature démocratique du régime, le respect de l’État de droit, le maintien des libertés fondamentales fournissent l’essentiel des indicateurs dans les différents classements internationaux. À cette aune, la France n’excelle guère. Elle n’en reste pas moins une société libre, où les gouvernants peuvent être renvoyés, où les citoyens ont le droit de s’exprimer, où les justiciables peuvent compter sur un procès équitable.

Mais il ne faut pas oublier que, selon les mots de Tocqueville, la « servitude, réglée, douce et paisible », fruit du despotisme démocratique, « pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple ». Autrement dit, l’accumulation des contraintes administratives et des injonctions commerciales obère la capacité de choix individuelle. Quand on ne peut pas conduire de moto sans porter les gants homologués, ni ouvrir une page internet sans être inondé de publicités ciblées, ni prendre le train sans communiquer sa date de naissance, ni effectuer un achat sans en avertir sa banque, ni faire trois pas dans la forêt sans rencontrer un panneau d’interdiction (de fumer, de ramasser des champignons, de faire du vélo…), à quoi sert d’avoir le droit honorifique, tous les cinq ans, de mettre un bulletin dans l’urne ? Car cette myriade de normes échappe largement à la décision démocratique.

Le formidable anthropologue David Graeber, hélas décédé il y a quelques mois, analysait dans son livre Bureaucratie, l’utopie des règles (rééd. Actes Sud, 2017) la bureaucratisation du monde, un phénomène qui émane tout autant de la sphère publique que du secteur privé. Retournant l’affirmation néolibérale bien connue selon laquelle un ménage modeste du XXIe siècle, avec accès à l’eau courante et aux anesthésiques, vit mieux que Louis XIV qui pissait sur les parquets de Versailles et souffrait le martyre lors de ses chirurgies, Graeber se demande si un paysan du temps de Louis XIV n’était pas plus autonome que le citoyen-consommateur d’aujourd’hui. La liberté n’est pas seulement une question de pouvoir d’achat ni même de gouvernance politique : c’est avant tout la possibilité de mener une vie singulière, sans Dieu ni maître. Le paysan parvenu de Marivaux, au cœur de tant d’intrigues, n’avait aucun droit mais mille opportunités. Casanova est peut-être jeté arbitrairement aux Plombs de Venise, mais comment ne pas envier sa folle traversée de l’Europe, ses nombreux pseudonymes, ses masques et ses métamorphoses ? Aujourd’hui, Casanova serait poursuivi pour harcèlement de rue et ses multiples identités déjouées par les algorithmes de reconnaissance faciale.

À l’inverse du progressisme du psychologue et linguiste Steven Pinker, héritier assumé des Lumières, Graeber propose une lecture non linéaire de l’histoire. Le fléau bureaucratique caractérise aussi bien la Mésopotamie, l’Empire romain ou la Prusse de Frédéric le Grand que nos sociétés modernes. Chaque génération doit secouer le joug en générant ses propres barbares (les black blocs ?). La liberté n’est pas une téléologie, mais une conquête sans cesse renouvelée.

Il faut sans doute dénoncer le rétrécissement sans précédent du champ des libertés publiques sous cette mandature. Ce n’est pourtant que le symptôme d’un abandon plus profond : celui du plaisir de vivre. Tocqueville s’était trompé sur un point. Certes, notre servitude est réglée. Mais elle n’est ni douce ni paisible. Au fond de nous continue à luire l’envie de tenter le diable. C’est à la fois notre pénitence et notre espoir. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !