Cette histoire et sa morale – car il y en a une, au moins une – commencent dans un wagon de métro bondé, bien qu’on ne soit pas à l’heure de pointe. Peut-être est-ce le premier jour de shopping autorisé, ou bien est-ce autre chose ? L’histoire le dira-t-elle ? Nous sommes sur la ligne 4, à Paris, une longue ligne, qui relie la porte de Clignancourt et la porte d’Orléans. Nous : la narratrice de ce récit et les autres, mes camarades d’un métro du samedi. Et vous qui me lisez (pour le moment).

Trois jeunes filles montent, encombrées de pancartes, elles sont joyeuses, elles sont drôles, blouson, gros pull, doudoune, deux d’entre elles portent des bonnets de laine, la troisième a les cheveux longs. Ce sont des lycéennes, elles se rendent place de la République pour manifester contre les violences policières. Ça leur est égal que le ministre Darmanin s’étouffe en entendant ces deux mots. Ça les fait rire. Elles le nomment Darmanon. Il n’y a que la vérité qui blesse, dit-on dans les cours de récré. Elles parlent vite, comme font les filles de leur âge, elles évoquent les matraquages, les tentes Quechua arrachées qu’elles ont vues à la télé. Les coups. Les jeunes gens afghans chassés de partout. Les robinets au ras du sol pour qu’ils ne puissent pas boire. Les humiliations. Le shopping, elles laissent cela aux vieux. Elles ne veulent pas vivre au pays des droits du policier. Ce pays qui a subrepticement pris la place du pays des droits de l’homme qu’elles croyaient fièrement habiter.

Cela a commencé il y a plus de dix ans, quand elles étaient de petites enfants. Commencé ? Disons que quelque chose de subtil, de terrifiant, s’est instillé depuis en nous. La peur. Je lis les pancartes entassées. Pas vu pas pris. Souriez, vous êtes filmées. Pancarte biface : Ne souriez plus, vous n’êtes plus filmées. Lallement c’est mieux en LV2. Démocratie floutée, liberté en danger. Sages comme des images, oui, mais quelles images ? Moins de police, plus de clitoris. Elles sont assez contentes de ces deux-là.

Sages comme des images. Elles ont compris que c’est le sujet. Les images et le temps de les nommer qui est venu. C’est leur première manifestation. Les trois jeunes filles n’ont pas peur du tout, il fait si beau, ce samedi 28 novembre 2020. Sur la place de la République, ciel bleu éclatant, soleil limpide, drapeaux de toutes les couleurs, chants de toutes sortes, pancartes par centaines, des filles et des garçons innombrables, avec leurs grosses écharpes, et leurs petits bonnets, agitent des mots poétiques sur des cartons marron. Enfantillages, diront les lecteurs qui s’agacent de cet enthousiasme puéril. C’est à cela que je voulais en venir. À des questions. Pourquoi les enfants, les jeunes gens, inventent-ils des phrases si justes, si drôles, si fortes ? Pourquoi croient-ils que c’est utile ? Je ne trouve pas cela puéril.

Autrefois, les organisations syndicales et politiques définissaient les mots d’ordre du défilé, c’est ainsi que cela s’appelait, et les inscrivaient au marqueur noir sur de hautes banderoles portées par les militants, et siglées. Aujourd’hui, il n’y en a plus. Plus d’organisations syndicales de masse. Ou bien je ne les ai pas vues à ce rendez-vous si essentiel pour rendre visible ce qui doit l’être : nos droits, notre sécurité, la paix, et les images des policiers qui sont censés les protéger. Plus de partis politiques, ou si maigres, si fragiles, si occupés d’eux-mêmes. Ou bien je ne les ai guère vus : leurs dirigeants, ces adultes, sont occupés à se faire interviewer pour le journal de 20 heures. Pas de service d’ordre, pas de protection, un fleuve embarrassé, bloqué par les policiers pendant des heures, et sans protester. Comme ils sont sages, ces manifestants qui attendent qu’on leur fasse un passage. Un fleuve de masques s’écoule par les rues adjacentes en ruisseaux ardents. Des enfants, des jeunes filles et des jeunes gens, écrivent de nouveaux poèmes sur leurs cartons. Des haïkus : Gardiens de la paix ? Mon préféré : La police est sur les dents, celles des autres évidemment.

Ce qu’auront vu les gens qui désormais ont peur d’aller manifester, ceux qui ont peur (comme je les comprends, comme je partage ce sentiment : peur de se faire gazer, inonder au canon à eau, ou matraquer, étouffer dans une foule compressée), ce sont des images de feu, de voitures incendiées, de vitrines brisées, de black blocs terrifiants qui font la guerre, une guerre sans fin, leur guerre de jeunes machos, de jeunes fachos. Mais cela je n’y peux rien. (Je pense en revanche que la police y pourrait quelque chose si elle le voulait.)

Morale de cette histoire : je vous l’ai promise. Elle me vient de Natalia Ginzburg, l’immense écrivaine italienne. Elle écrit : en ce qui concerne l’éducation des enfants, je pense qu’il faut leur enseigner non les petites vertus, mais les grandes. Pas l’épargne, mais la générosité et l’indifférence à l’argent, pas la prudence, mais le courage et le mépris du danger. Pas l’astuce, mais la franchise et l’amour de la vérité. Pas la diplomatie, mais l’amour des autres. Pas le désir du succès, mais celui d’exister et d’étudier, le désir de savoir.

Ce qu’il y a de meilleur en nous se trouve dans cet instinct où la raison ne parle pas, cet instinct muet. Le désir de vivre. L’amour de la vie. Auquel il faut des pancartes.

Les enfants de la place de la République sont des enfants qui nous font honneur. On leur a transmis – à l’école sans doute, dans les livres sans doute, chez eux, sans doute – ces grandes vertus. 

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