Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise sanitaire par l’État français ?

La plupart des pays européens ont recouru, peu ou prou, aux mêmes stratégies face au Covid-19. Ils ont associé les différents leviers qu’ils avaient à leur disposition, à savoir les mesures barrières et le confinement. Ils se sont aussi adaptés en fonction d’autres facteurs qu’ils ne pouvaient pas contrôler comme l’environnement et la saison. L’acquisition progressive d’un certain niveau d’immunité, qui devrait être renforcé avec l’arrivée d’un vaccin, joue probablement un rôle aussi. La France, comme les autres, a utilisé ces différents leviers, à sa manière. Elle a notamment fait le choix d’un confinement global et particulièrement strict, comparativement à des pays comme la Suisse ou l’Allemagne. Comme la plupart des pays européens, elle n’a cependant pas fermé ses écoles lors de la deuxième vague. À l’inverse de ce qui s’est passé en Allemagne, la ventilation des lieux fermés a été moins promue dans l’Hexagone.

L’autoritarisme dont l’État français a choisi de faire preuve était-il un choix pertinent ?

Cette stratégie ne m’a pas beaucoup étonné. L’autoritarisme et la centralisation sont des traditions de la démocratie française. Est-ce une bonne stratégie ? En tant qu’épidémiologiste, je ne suis pas là pour juger les choix des dirigeants politiques ni les cultures de gouvernance des différents pays, mais ce que l’on constate, c’est que le confinement en France a été efficace à deux reprises. Or, l’aurait-il été sans ces mesures contraignantes, que certains ont pu décrire comme infantilisantes ? Je n’en suis pas certain. Face aux questions sanitaires, le peuple français fonctionne souvent sous la contrainte, cela a très bien été observé avec les vaccinations. Lorsqu’elles ne sont pas obligatoires, les Français n’y adhèrent pas dans les mêmes proportions. Dans ce domaine, les Français ont tendance à considérer l’importance d’une mesure en fonction de son caractère obligatoire. On peut craindre que si l’État n’avait pas ordonné la fermeture des bars, ils auraient continué à les fréquenter. Les Suédois et l’ensemble des peuples nordiques, à l’inverse, ne fonctionnent pas de cette façon-là. En Suède, durant la première vague, l’État n’a pas décidé de fermer par décret les lieux de convivialité : les gens n’y sont plus allés. Il était inutile de fermer les magasins non essentiels : ils ont souvent fermé d’eux-mêmes par manque de clients. Inutile aussi de fermer les aéroports, les lignes domestiques sont restées clouées au sol par manque de passagers. Inutile, enfin, d’assigner les gens à résidence : 90 % de la circulation s’est stoppée d’elle-même. En Scandinavie, de manière générale, les États donnent les clés aux citoyens ; ils en ont l’habitude et respectent beaucoup plus spontanément les consignes et les recommandations dictées par l’agence sanitaire nationale. C’est inimaginable en France. Une telle souplesse nécessite une adhésion citoyenne qui n’est pas dans la culture française et probablement pas dans les cultures latines. D’où le choix, tant en France qu’en Italie ou en Espagne, de stratégies moins participatives et confiantes vis-à-vis du citoyen. Mais, en réalité, il me semble que les Français, dans leur majorité, ne voudraient pas nécessairement d’un autre mode de fonctionnement. En matière de santé, ils attendent de l’État qu’il prenne des décisions collectives avec un certain autoritarisme.

Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Les Français ont pu avoir l’impression qu’on leur a imposé un deuxième confinement, mais, en réalité, la plupart d’entre eux l’attendaient. Ils l’ont clairement anticipé en s’autoconfinant plusieurs semaines avant même les mesures de couvre-feu et de confinement. C’est l’une des raisons pour lesquelles le décrochage de la courbe des hospitalisations a été assez rapide. Ce réflexe a été constaté dans un certain nombre d’autres pays démocratiques. En Irlande, pays qui a également opté pour un mode de confinement assez ferme dès le 21 octobre, le décrochage de la courbe exponentielle s’est opéré dans les trois jours qui ont suivi son instauration. La population s’était autoconfinée quinze jours avant, fait que l’on observe très clairement grâce à l’analyse de la mobilité de la population réalisée à l’aide de Google Mobility, qui s’appuie sur les données des smartphones. Dans les États démocratiques, les autorités ne prennent pas de telles décisions fortes tant qu’elles ne leur semblent pas mûres et acceptées par la population. En quelque sorte, elles ne font que régulariser une situation qui a été anticipée par un segment substantiel de la population. On constate ainsi qu’en France comme dans les autres démocraties, le peuple anticipe et participe beaucoup plus que leurs dirigeants et la population elle-même ne le croient.

Au début de la pandémie, vous défendiez les stratégies asiatiques, principalement basées sur le traçage digital. À l’époque, ces dernières paraissaient inacceptables d’un point de vue occidental, car particulièrement liberticides. Avec le recul, qu’en est-il aujourd’hui ?

Les pays occidentaux constatent que les stratégies asiatiques de recherche des contacts et d’isolement des porteurs de virus, certes très agressives en comparaison des nôtres, ont été bien plus payantes sur les plans sanitaire, social et économique. Dans les démocraties asiatiques, les foyers de supercontamination sont traqués sans relâche, notamment grâce aux nouvelles technologies qui nous font si peur en Europe. Toutes les traces digitales des citoyens, les cartes de crédit, les téléphones, la reconnaissance faciale des caméras de surveillance y ont contribué à ralentir considérablement et très vite la circulation du virus. À Taïwan, qui compte 25 millions d’habitants, seulement sept personnes sont mortes du coronavirus depuis le début de la pandémie sans qu’aucun confinement n’ait été imposé strictement. Et l’économie du pays sera l’une des seules au monde à connaître une croissance positive en 2020. Ces démocraties asiatiques s’étonnent de notre jugement sur le caractère intrusif de leur utilisation des traces digitales. Pour elles, l’assignation à résidence imposée à des peuples entiers est beaucoup plus liberticide que le recours aux traces digitales dont l’unique objectif est d’isoler spécifiquement les porteurs du virus des gens bien portants par un confinement personnalisé. Là aussi, les Asiatiques ont confiance en leur gouvernement quant à l’utilisation de leurs données. Ils considèrent que si une autre utilisation en était faite, cela serait très grave.

Pensez-vous que la France finisse par s’inspirer des démocraties asiatiques ?

Je pense que l’on va apprendre de meilleures expériences. En Europe, la pandémie n’est pas terminée, mais nos champions semblent être les Finlandais et les Norvégiens qui se sont appuyés sur des techniques très proches de celles mises en œuvre par les Asiatiques. On sait aujourd’hui qu’environ 90 % des gens contaminés transmettent le virus à une personne ou à aucune. Cette grande majorité de malades ne contribue donc pas à la courbe exponentielle de l’épidémie. Ce sont les 10 % restants, ceux qui transmettent le virus à plusieurs personnes, qui accélèrent la pandémie. Il faut donc tout faire pour retrouver ces 10 % et bloquer les chaînes de transmission partant d’eux. Or, la stratégie occidentale en vigueur ne se préoccupe pas de retrouver ces personnes massivement contaminatrices. En Europe, y compris en France, on cherche les contacts d’un malade jusqu’à 48 heures avant l’apparition de ses symptômes. Or, cette personne a pu avoir été contaminée jusqu’à 12 jours avant de développer des symptômes. On ne retrouve pratiquement jamais l’événement contaminateur. Il faut s’intéresser à ces événements au cours desquels ont lieu les contaminations, comme le font les Asiatiques. Était-ce dans une salle de gym, un bar, un restaurant ou lors d’une fête familiale ? Auquel cas, c’est tout le personnel et les clients présents qui doivent être testés rapidement. Je pense qu’en Europe, on est en train d’évoluer, que l’on va s’adapter, même si cela ne pouvait pas se faire au milieu de la vague. Lorsque l’on sera revenu à un nombre de contaminations très faible, comme cela devrait être le cas courant décembre, la marée devrait être suffisamment basse pour nous permettre d’adapter nos techniques de recherche de contacts afin d’être plus performants et d’éviter un rebond à l’arrêt des mesures de confinement. 

La France devra-t-elle faire preuve d’autoritarisme sur la question des vaccins ?

Une fois n’est pas coutume mais, dans l’immédiat, si une majeure partie de la population française refuse de se faire vacciner, ce n’est peut-être pas si grave, parce qu’il n’y aura de toute façon pas assez de vaccins pour tout le monde. L’OMS a alerté : si les pays riches vaccinent plus de 20 % de leur population, ce sera au détriment des pays plus pauvres. Ce serait donc faire preuve d’égoïsme national que de vouloir vacciner l’ensemble des citoyens en 2021. Et les personnes que l’on ciblera en priorité, notamment les personnes à risque de complication et de décès, ne seront peut-être pas si réticentes à se faire vacciner pour redonner un cours plus normal à leur existence. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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