En quoi votre pratique artistique est-elle liée à la nature ?

J’ai un lien très fort à la traversée du paysage, à ce qui se joue dans ce moment de rencontre entre le corps et le paysage. J’ai grandi dans les Hautes-Alpes, face à la montagne. Mon enfance a été baignée par des récits d’expédition : mon père était alpiniste et faisait des 8 000 dans l’Himalaya. Il a d’ailleurs disparu sur un sommet.

De mon côté, mon rapport à la montagne passe par la marche. Je prête beaucoup d’attention à cette pesanteur qui vient laisser des traces et sculpter cet espace. Comme dans cette œuvre de Richard Long, pionnier du land art, A Line Made by Walking. Je perçois le sol comme un livre qui emmagasine des histoires invisibles, un palimpseste où chaque trace est recouverte par une autre et oubliée. Dans un documentaire, le réalisateur chilien Patricio Guzmán dit une phrase qui m’a percutée : « La cordillère des Andes aura vu toutes nos révolutions. » Dans les formes plastiques que je crée, je transcris cette idée que la montagne, la roche, est un lieu de mémoire.

Mon travail porte sur la façon dont l’homme impacte un paysage, ainsi que sur les objets d’expédition et la façon dont le paysage vient nous marque : avec quoi repart-on de cette traversée ?

Que vous apporte le fait de travailler dans un lieu culturel hors les murs ?

Avoir un espace de travail en lien direct avec la nature offre une ouverture à laquelle on n’aurait pas pensé en faisant des recherches dans des livres. Pendant les deux mois de résidence, je vis complètement dans ce paysage, j’ai le temps de m’y infuser. Cette expérience de l’espace m’amène à développer des axes de recherche. À Vassivière, en faisant le tour du lac à pied, j’ai été marquée par les coupes rases de pins Douglas : la trace de tous ces arbres coupés d’un coup. Cela renvoie à une certaine violence – les pierres, malgré ce qu’on pense, ne sont pas aussi dures que les machines. Mais ces coupes rases témoignent aussi de nos rapports au temps : quand je vois un arbre coupé, je compte les cernes du bois, je pense au temps qu’il a mis pour se développer et à la fraction de seconde qui a suffi pour le couper.

Le centre de Vassivière participe à déconstruire les préjugés sur l’art

J’ai donc récolté des pierres cicatrisées, mais aussi des traces imprimées dans les chemins autour du lac : des empreintes de chiens, de roues de vélo, de chaussures, de quads… J’ai ressenti le besoin de les archiver et de les réinjecter sur les pierres.

Un lieu culturel doit-il forcément être clos ou urbain ?

À Vassivière, certaines œuvres sont exposées au sein du château, situé sur l’île. Mais d’autres sont accessibles directement en se promenant, dans le Bois des sculptures et même, à travers le projet Utopia, dans certains villages environnants. Il n’est donc pas nécessaire de payer une entrée de musée ou de pousser la porte d’une galerie pour se retrouver face à l’art. L’an dernier, le Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine et le centre social Vital ont proposé à des jeunes d’un quartier de Limoges de découvrir plusieurs lieux d’art. Ils ont notamment visité, à bord de canoës, l’exposition du Bois des sculptures de Vassivière. Ces démarches rendent la culture beaucoup plus accessible. Il est important qu’elle se trouve dans l’espace public. Peut-être cela donnera-t-il envie à certains, ensuite, de visiter un lieu culturel « dans les murs ». Il est important que la culture se trouve directement dans l’espace public. C’est dans le même esprit que je réalise des bijoux contemporains : faire voyager ces sculptures portables à même un corps, que ce soit dans une réunion de famille ou lors d’un trajet en covoiturage, mène à des échanges et des questionnements.

Croire qu’un lieu culturel doit être clos relève-t-il du même processus que croire que l’homme est « extérieur à la nature » ?

Cette question est délicate, car, pour moi, l’homme ne peut pas être extérieur à la nature. L’homme est nature. L’art lui aussi s’est toujours inspiré de la nature : les courbes des végétaux dans l’art islamique ou l’Art nouveau, les propriétés de tel ou tel matériau, mais aussi les impressionnistes, qui ont eu ce désir de sortir de l’atelier pour être plus proches des manifestations fugitives d’un paysage, d’un espace extérieur.

On s’arrête en voiture pour admirer un paysage, mais on oublie qu’on est immergé dedans et même qu’on dépend de la nature

Il est néanmoins vrai que certains ont perdu cette conscience de faire partie de la nature : on s’arrête en voiture pour admirer un paysage, mais on oublie qu’on est immergé dedans et même qu’on dépend de la nature – à travers la pollinisation, à travers toutes les ressources que nous utilisons… Cela dit, des penseurs comme Baptiste Morizot opèrent un retour vers cette conscience et réaffirment l’importance du lien avec le reste du vivant.

Pour en revenir aux lieux culturels, l’essentiel n’est pas qu’ils aient des murs ou non, mais qu’ils soient accessibles, ouverts à différentes populations. En ce sens, le centre de Vassivière participe à déconstruire les préjugés sur l’art : oui, on peut le trouver dans un espace partagé et très quotidien.

J’observe que de plus en plus d’appels à projets ou à candidatures pour des résidences portent sur des pratiques en lien avec un territoire, avec des questionnements écologiques. Je pense à ces artistes qui, à Vassivière, ont réhabilité un pont de pierre. Ce geste artistique permet de franchir à nouveau une rivière, il a un impact direct sur le territoire. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

 

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