Quel point commun entre le « cacher-coucou » et une pièce de théâtre ou un ballet ? Le premier est un jeu initié par les tout-petits, dont ils raffolent et qui consiste à faire mine de se cacher derrière ses doigts, avant de les ouvrir soudainement. Ce jeu, ils le répètent avec jubilation. Le second est une proposition artistique qui joue des apparitions, disparitions. Elles peuvent être musicales, dansées, jouées, qu’importe, elles font écho aux jeux symboliques de nos enfants

Ces deux formes de jeu – ludique d’un côté, théâtrale de l’autre – ont pour particularité de répondre à un besoin fondamental du très jeune enfant, en lien avec une étape cruciale de son développement : la construction de sa sécurité interne. Pour ce faire, l’enfant a besoin de s’assurer que chaque fois qu’un parent ou un objet disparaît de sa vue, celui-ci continue d’exister. Il fait donc disparaître et apparaître de son regard les objets de son attachement pour tester cette réalité. Il met de la présence mentale sur l’absence physique. Il construit sa pensée, s’élance vers l’autonomie grâce à sa mise en pensée. Quand on sait que l’autre en disparaissant n’est pas perdu, alors on peut continuer à grandir.

Aider à construire la sécurité interne du très jeune enfant

C’est ce que racontent toutes les expressions artistiques – que ce soit le théâtre, le ballet, la scène en général – qui jouent de ces alternances pour soutenir la croissance des très jeunes enfants. Ainsi, l’éveil culturel et artistique soutient le développement de nos enfants. Le célèbre personnage Guignol est sur cette question un véritable compagnon de route pour eux. J’ai voulu dans mon rapport m’attaquer aux idées reçues et affirmer qu’il n’est jamais trop tôt pour initier un enfant à l’art. L’éveil culturel et artistique est, au contraire, un outil formidable auquel tous les enfants devraient avoir accès avant l’âge de 3 ans. Il en va de leur « santé culturelle », dont le cœur est constitué par le rapport au sensible et à l’esthétique de l’enfant.

Nous vivons à une époque où être un enfant est un défi de taille

C’est d’autant plus le cas que nous vivons à une époque où être un enfant est un défi de taille. Le XXIe siècle ne fait pas bon ménage avec l’enfance ni avec la parentalité. Le temps ne cesse de s’accélérer et les rythmes de la vie humaine de disparaître, particulièrement les rythmes propres à l’enfance. Pour tenir la cadence imposée par nos sociétés, nous sacrifions les temps ensemble, les expériences partagées indispensables pour grandir, devenir parents, aimer, faire famille, vieillir. Nous nous perdons de vue, nous devenons malnutris culturellement, c’est-à-dire malnutris dans nos liens. Sans compter l’impact de la technoférence, c’est-à-dire l’ingérence des écrans dans nos interactions quotidiennes, qui saccade les relations parent-enfant et les rompt en permanence en les transformant en une multitude de micro-abandons qui déstructurent les enfants. Ces coupures abîment leur socle, détériorent nos liens. L’éveil culturel et artistique joue alors un rôle essentiel et les associations culturelles, les artistes sont nombreux à penser l’enfance de nos enfants et à créer pour eux des récits artistiques qui les font grandir sereinement. Avec eux, aucune recherche de stimulation dans l’éveil ni de compétence, que ce soit pour les enfants ou les parents – l’expression « compétences parentales », qui fleurit de manière décomplexée, est un fléau. Lutter contre cette frénésie destructrice revient à démultiplier les propositions artistiques sur notre territoire, car l’art peut réparer nos liens, les protéger grâce à sa capacité à construire des politiques de ralentissement.

Lui permettre de faire l’expérience de l’altérité

En accompagnant son bébé dans un musée, mais aussi lors de promenades dans la nature, le parent est obligé de ralentir en se coupant un moment du monde extérieur. Il se met à regarder dans la même direction que son enfant, avec qui il partage pleinement un moment. Il renforce ainsi leurs liens. Confronté pour la première fois à des œuvres d’art, l’enfant fait par ailleurs l’expérience de l’altérité, d’être « touché par ». L’art alimente son appétence à entrer en relation, sur lequel repose son désir de vivre, mais renforce également sa capacité à comprendre autrui. Les œuvres artistiques sous toutes leurs formes racontent des histoires, reposent sur des récits. Or, plus on en racontera à un enfant, plus il sera capable de se raconter lui-même. L’art facilite en ce sens l’accès au langage, à l’expression de soi. Et l’on sait que faire reculer la violence passe toujours par la parole. Savoir se dire est une force extraordinaire, facteur d’apaisement individuel et de paix sociale.

Nous devons repenser nos lieux culturels pour les rendre accueillants pour les enfants.

La ville de Clermont-Ferrand l’a bien compris. Elle s’est donné les moyens d’apaiser son environnement en fondant un espace comme Mille Formes, dirigé par Sarah Mattera, qui veille avec ses équipes à la qualité de toute proposition pour les enfants et leurs parents. Ce lieu dédié à l’art est réservé aux enfants de 0 à 6 ans. De tels espaces doivent se multiplier partout en France pour que l’art et la culture deviennent véritablement accessibles à tous. En parallèle, nous devons repenser nos lieux culturels pour les rendre accueillants pour les enfants. Qu’ils puissent y vivre des expériences sensorielles dont ils ont besoin pour leur bon développement. C’est un vrai engagement politique, car l’art pour les enfants n’est pas rentable. Les jauges pour les spectacles sont toujours plus faibles. Ce choix politique est aujourd’hui, à mon sens, indispensable. Le penseur iranien Majid Rahnema a écrit un magnifique ouvrage, Quand la misère chasse la pauvreté, que nous devrions tous avoir en tête. Il y a pire que la pauvreté, à savoir la misère du lien social. À nous, dans nos pays d’opulence, de ne pas devenir misérables. 

Conversation avec MANON PAULIC

 

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