Cyprien Chapelle a 5 ans lorsque sa tante lui fait découvrir l’univers des bals traditionnels pour la première fois. Musicienne dans un groupe en région parisienne, elle l’emmène dans des bals de la capitale et dans plusieurs festivals en France : la Fête de la vielle, dans le Morvan, les Musicalies en Sologne… Et lorsque les sœurs de Cyprien sont en âge d’aller danser, leur mère les entraîne au Grand Bal de l’Europe, festival d’été rassemblant, pendant une dizaine de jours, près de 3 000 danseurs à Gennetines, dans l’Allier. Le reste de l’année, la famille originaire de Grenoble écume l’Isère. « On allait à des bals jusqu’à une heure autour de chez nous », se souvient l’ingénieur de 25 ans. Et une fois la majorité obtenue, Cyprien Chapelle continue son itinéraire dansant dans le pays et, parfois, jusqu’en Italie où il rejoint une compagne de danse. Pour Camille Lainé, 31 ans, la passion pour les danses et musiques traditionnelles s’ancre aussi dans l’enfance. « J’ai grandi dans les bals, on y allait presque tous les week-ends avec mes parents », relate la jeune femme originaire du bassin d’Arcachon. Mais là-bas, les bals sont fréquentés par une population plutôt âgée. « C’est en arrivant à Bordeaux pour mes études, puis en Auvergne et à Toulouse que j’ai vraiment rencontré des jeunes passionnés. » Bernard Coclet, organisateur du Grand Bal de l’Europe, l’affirme : la jeunesse a toujours été en force à Gennetines. Parmi les 450 organisateurs du festival, un tiers environ sont des jeunes, et parmi les festivaliers, nombreux sont ceux qui accompagnent leurs parents ou viennent retrouver les amis de l’an passé. 

Une réappropriation populaire des traditions musicales inspirée du folk

Qualifiés de « traditionnels », « trad » ou « folk », ces bals rassemblent sur un espace donné des musiciens et des danseurs, qui s’inscrivent dans les traditions, parfois fantasmées, de sociétés paysannes préindustrielles. « Les danses avaient une fonction sociale importante dans ces sociétés. Elles étaient associées à des langues et des coutumes », analyse Marie-Barbara Le Gonidec, ethnomusicologue, ancienne responsable du département d’ethnomusicologie et de la phonothèque du musée national des Arts et Traditions populaires à Paris. Au début des années 1900, alors que la société évolue, des populations plus urbanisées apprennent ces danses et ces musiques, et créent des groupes folkloriques dans le but de perpétuer des pratiques en train de disparaître. « On passe alors à une fonction de représentation : on fait de la musique pour un public, souvent bourgeois et lié à l’essor du tourisme, explique-t-elle. Dans les années 1970, le revivalisme culturel, inspiré du mouvement folk américain, valorise la réappropriation populaire de ces traditions musicales en les modernisant et en les rendant accessibles. On ne veut plus être seulement sur scène, on veut danser et jouer ensemble. » Les héritiers de ces générations, qui ont évolué, sont ceux qui organisent aujourd’hui les événements dansants. Cependant, l’idée selon laquelle le bal traditionnel ferait son « retour » est à nuancer, selon Dominique Crozat, professeur émérite de géographie à l’université Paul-Valéry de Montpellier, et auteur d’une thèse sur la géographie du bal. « Les bals traditionnels représentent entre 7 et 10 % de l’ensemble des bals en France, et on compte aujourd’hui environ trois fois moins de bals publics que dans les années 1970 », rappelle-t-il.

Certains prennent conscience d’un héritage culturel et linguistique

Alors, quels jeunes fréquentent ces bals ? Morgane Montagnat, docteure en géographie et autrice d’une thèse sur les espaces des pratiques musicales et chorégraphiques traditionnelles en Auvergne-Rhône-Alpes, note une récente diversification de leurs profils. « Pendant longtemps, la population jeune des bals dits traditionnels était relativement homogène : il s’agissait d’une classe moyenne politisée, plutôt à gauche et de tendance écologiste », explique-t-elle. Mais cette hétérogénéité est à nuancer, les réseaux de danseurs et musiciens traditionnels fonctionnant comme une sorte d’entre-soi, malgré des dynamiques d’ouverture. C’est également ce que constate Cyprien Chapelle : « C’est un milieu très familial, où tout le monde se connaît. » Certaines associations, comme les Brayauds, transmettent cet esprit familial. Implantée à Saint-Bonnet-près-Riom, en périphérie de Clermont-Ferrand, elle rassemble des passionnés de tous âges, donne des cours de musique, organise de nombreux bals et quelques festivals. « Ces réseaux associatifs fonctionnent comme des maisons de quartier où les jeunes, souvent introduits à cet univers par leurs parents, grandissent », note la chercheuse. Virgilia Gacoin, chargée de coordination pour le Centre départemental des musiques et danses traditionnelles de Haute-Loire, fait découvrir certains chants et certaines danses à des enfants âgés de 6 à 12 ans, lors d’animation d’ateliers. « Nous travaillons le répertoire de Haute-Loire, parfois en le réadaptant pour les jeunes, qui l’apprécient beaucoup. Nous organisons un bal avec les familles, on réexplique les pas pour qu’enfants et parents puissent danser ensemble », explique-t-elle. Certains d’entre eux prennent alors conscience de la transmission d’un héritage culturel et linguistique. Ce lien à la langue, Camille Lainé l’a entretenu plus tardivement. Enfant, elle entendait ses grands-parents parler occitan, dans deux dialectes différents, « pour qu’on ne comprenne pas ce qu’ils disent ». Cette langue familière, Camille a appris à la comprendre grâce aux chants qu’elle travaille depuis plusieurs années.

La présence de jeunes influe sur le type de danses pratiquées

Ces jeunes danseurs et musiciens, note Morgane Montagnat, se retrouvent dans trois types de lieux : les centres urbains, où la population de jeunes est plus importante ; le réseau des festivals ayant lieu partout en Europe, entre mars et septembre, où ils circulent de lieu en lieu ; et, dans une moindre mesure, les événements organisés par certains réseaux associatifs, comme Les Brayauds ou La Chavanée, en Auvergne. Dans le Massif central, où des bals ont lieu tous les week-ends, la métropole de Clermont-Ferrand se distingue par son dynamisme, d’après David de Abreu, directeur de l’Agence des musiques des territoires d’Auvergne (Amta) et membre du comité scientifique et culturel de la candidature de Clermont-Ferrand au titre de capitale européenne de la culture. « La population estudiantine participe beaucoup aux bals organisés dans la métropole, il y a un vrai renouvellement du public dans ces événements. » Et pour activer davantage ces réseaux à l’échelle de tout le territoire, un projet de « Saison des 300 bals » figure dans le dossier de candidature de la métropole. « Nous souhaitons, avec ce projet, créer autant de points où les gens se retrouveront pour participer à un mouvement collectif autour de la danse et de la musique du Massif », explique-t-il. C’est ce répertoire qui a poussé Camille Lainé à s’installer dans la région, après y avoir vécu quelques mois lors d’un stage. « J’ai été bercée par les musiques et les danses des Landes, comme le rondeau ou le congo, mais celles du Massif m’ont encore plus touchées, en particulier la bourrée à trois temps », confie la violoneuse (violoniste jouant des répertoires traditionnels). Tilhenn Klapper, chorégraphe et artiste plasticienne, travaille également sa relation avec les danses ancestrales. Dans sa dernière performance, elle reprend certains pas de danse bretonne, comme le kost ar c’hoad, la gavotte ou le plinn. « J’interroge mon rapport à des savoirs ancrés dans la terre, qui ont traversé des corps, et qui me traversent à travers la danse », explique la jeune femme de 29 ans. Mais pour la Bretonne, cette matière n’est qu’un point de départ. « Je danse à partir de ces pas, mais la structure va vers l’improvisation, les pas de danse bretonne font alors office de passeurs, à travers lesquels d’autres danses adviennent. Cela fait partie d’une recherche plus large autour du passage et déborde la question du lien aux danses traditionnelles. »

La présence de jeunes dans les bals influe également sur le type de danses pratiquées. « La pluralisation du bal est un phénomène global. Quand on va en bal folk ou en bal trad, on observe un syncrétisme de nombreuses pratiques : des vieilles danses répertoriées à la Renaissance, des créations, des manières de danser qui viennent d’autres univers chorégraphiques, comme les danses de salon, la salsa, le tango… » affirme Morgane Montagnat. C’est ce syncrétisme et la liberté offerte par un parquet de danse qui continue d’attirer des jeunes en quête de convivialité. 

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