« Venez donc manger la soupe à la maison. » Le jeune instituteur, après une journée de vendange, avait été reconnaissant de la proposition : on disait ces vignerons bourrus. Venant de la ville, il avait lui-même eu du mal à se faire une place chez ces Cévenols qui lui envoyaient pourtant chaque matin leurs enfants pour la leçon. Enfin, il voyait sa curiosité et sa volonté d’intégration récompensées. Le soir même, il se présente donc pour la soupe. On l’installe à côté du père, la mère fait le service, on mange sans mot. Puis vient le ragoût, servi avec une rasade de vin maison. L’instituteur s’en régale d’avance, mais cette fois son assiette est oubliée. Pensant à une erreur il ne relève pas, tout à sa joie de se trouver là, enfin considéré comme un des leurs. Le plat de haricots suit : pas un seul pour lui, et toujours ce silence ponctué de bruits de bouche. Le dîner s’achève sur un fruit du verger dont il ne pourra qu’imaginer le parfum. Après tout, il n’avait été invité qu’à « manger la soupe ».

La scène se passe dans les années 1980, racontée par des amis de l’époque du jeune instituteur crédule. Anne-Marie et Roland se sont installés en 1978 dans la vallée de la Buèges, aux portes des Cévennes, une « pré-ruine » et 70 hectares de terrain achetés « pour une bouchée de pain », dit-elle. Dans les oliveraies et le vignoble languedociens qui avaient entièrement gelé à l’hiver 56, les propriétaires sont soulagés de voir les post-soixante-huitards racheter des morceaux de leurs terres qu’ils estiment les moins bonnes. L’exode rural a chassé leurs grands enfants vers la ville, et vidé les hameaux. « Leur accueil était bon, raconte Anne-Marie, mais pas celui de leurs descendants qui nous traitent encore de charognards. C’est à mé – à moi –, ils nous disent. Les inimitiés, on en hérite, même si on ne sait plus pourquoi ! » Quarante ans plus tard, Anne-Marie se sent toujours considérée comme une « néo », dans sa propriété dominée par la Séranne et parcourue de lacs collinaires, où les chants des grenouilles rivalisent avec ceux des cigales. « Un grand piège magnifique. » Aujourd’hui encore, dans ce coin-là de l’Hérault, on regarde avec un œil goguenard s’installer les nouveaux venus : « Attendons de voir comment ils passeront l’hiver… » 

Les néoruraux d’aujourd’hui ne sont plus les petites communautés hippies d’hier. Outre les retraités, il y a les familles de CSP + en mal de nature qui ont suivi une reconversion professionnelle pour s’installer en libéral. Ce sont aussi des couples qui choisissent de partager leur vie entre ville et campagne, grâce aux RTT et aux transports en commun, aux possibilités nouvelles de télétravail et à l’arrivée progressive du haut débit dans les communes rurales. Ce sont enfin des exclus des grands pôles urbains, qui n’ont pas trouvé à s’y loger. Des familles qui viennent « accéder à la propriété », ou louer à des tarifs plus doux. 

À Sainte-Croix-Vallée-Française, en Lozère cévenole, un immeuble HLM fait aujourd’hui office de « plateforme de départ pour ceux qui s’installent chez nous après des accidents de la vie », explique son maire Jean Hannart. « Mon prédécesseur l’avait conçu il y a une trentaine d’années comme un tremplin pour les jeunes, il accueille aujourd’hui des familles en difficulté, qui peuvent louer un T3 pour 240 euros par mois. » Des « néo » mieux acceptés par les locaux que ceux qui s’installent selon une tactique de plus en plus courue et désormais bien rodée, d’après l’élu : « Je vois des jeunes arriver, acheter un terrain, y construire une cabane ; et puis la cabane devient maison sans qu’ait été signé le moindre permis de construire. Ils ne paient pas la moindre taxe d’habitation ou de ramassage des ordures, mais parce qu’ils font vivre les commerces et contribuent à l’économie locale, je suis obligé de fermer les yeux. Notre-Dame-des-Landes, ici, on voit à peu près ce que ça peut donner », dit ce maire lui-même originaire de la région nantaise mais qui refuse de se faire appeler « néo » : « Ne sont désignés comme tels que ceux qui le veulent bien. » Il n’y a guère que lors des conseils d’intercommunalité, où il est le seul édile à n’avoir pas d’accent, que se rappelle à son souvenir sa condition de nouveau venu, pas toujours du goût de ses pairs.

Éric Rohmer faisait leur portrait dans son film L’Arbre, le Maire et la Médiathèque : ces Parisiens en bottes Aigle et Barbour qui se posent à la campagne pour faire un nid d’amour. Qui finissent par annexer les mairies parce que ce sont de beaux parleurs. Qui ne fréquentent pourtant pas le bistrot du coin, où l’on apprend sur le pays et ses coutumes à mesure qu’on y lève le coude. Qui chapardent les noix dans les vergers… et qui font interdire les mauvaises odeurs et les bruits pénibles. Les contentieux sont nombreux. À Lacapelle-Viescamp dans le Cantal, un agriculteur a vu son activité suspendue par la cour d’appel de Riom, parce que ses Stéphanois de voisins avaient porté plainte contre lui : pensez donc, les meuglements de ses dix-huit vaches faisaient un bruit infernal bien qu’elles gambadassent à l’air libre sur 20 hectares ; et pendant les trois mois d’hiver où elles étaient à l’abri pour mettre bas, ça puait que c’en était une horreur. L’éleveur a dû débourser 100 000 euros, qu’il n’avait pas, pour déplacer son étable de 15 mètres. Pour que les deux mondes puissent échanger, la chambre d’agriculture du Gers a mis en place des « Journées du nouvel arrivant », devenues « Journées fermes ouvertes ». « Désormais, je préviens mes voisins avant de procéder à l’épandage, raconte Jérémie De Ré, président des Jeunes Agriculteurs dans le département, et eux prennent l’initiative de me prévenir s’ils veulent passer un jour tranquille à la maison avec leurs enfants sans odeur de fumier… Cela se passe en bonne intelligence. »

Souvent en quête d’un paradis perdu, les « néo », qu’on imagine volontiers gauchos, se révèlent quelquefois plus conservateurs que les autochtones. Ainsi sur l’île d’Yeu, qui doit voir se dresser un parc d’éoliennes offshore dans les dix ans qui viennent, « la plupart des opposants sont des plaisanciers ou des résidents secondaires », se fâche Bernard Groisard, né à Yeu, pêcheur de thon pendant cinquante ans. « On nous a promis que le projet créerait cinquante emplois, nous en avons besoin pour notre port qui souffre de la baisse de l’activité de pêche. Et je voudrais bien voir le corniaud qui se mettra en travers ! » Les corniauds, suivez son regard, ce sont les Parisiens qui ont fait le choix de la carte postale. Mais qui ont aussi l’intuition que les politiques et aménageurs du territoire ne savent faire que des promesses à court terme.

A contrario, « ce sont des néo qui m’ont aidé à faire interdire les pesticides dans les espaces publics avant que la loi ne nous l’impose », pondère Olivier Hoenner, l’ancien maire (strasbourgeois) de Saint-Germain-l’Herm, dans les montagnes du Puy-de-Dôme. Lui s’est installé ici après avoir été nommé instituteur dans un village voisin. « Quand je suis arrivé, il y avait des bidons orange dans tous les jardins, les habitants ne voulaient pas s’embêter avec les mauvaises herbes. On a travaillé, surtout avec des nouveaux venus, et finalement toute la commune s’y est mise. »

Les collectivités locales, elles, ont tout intérêt à accueillir au mieux ces nouveaux habitants qui ravivent l’économie locale, maintiennent les classes ouvertes dans les écoles, grossissent le budget communal et font vivre la vie associative – à Saint-Germain-l’Herm, Olivier Hoenner était « président de toutes les associations, sauf celle des Anciens ! » D’où la bonne volonté que mettent certaines régions à aider financièrement leur installation, pour peu qu’ils aient un projet professionnel qui non seulement tienne la route, « mais soit innovant », précise Pierre Lambin, ex-Lillois-Parisien installé depuis dix ans dans le Val de Loire, à Cour-Cheverny, où il a monté sa petite entreprise de location de vélos, avec plateforme de réservation en ligne. « La Région et le pays m’ont versé en gros 30 000 euros il y a cinq ans, mais j’ai moi-même payé davantage en taxes diverses l’an passé. J’ai créé trois emplois au passage, non délocalisables même si fragiles. Bref, la collectivité s’y retrouve largement ! » C’est aussi au beau milieu du Loir-et-Cher que s’est installée il y a quarante ans une Parisienne excentrique avec deux oiseaux sur l’épaule, et dont l’œuvre d’une vie, le zoo de Beauval, emploie aujourd’hui quelque six cents personnes en haute saison et reçoit plus d’un million de visites par an.

« Ce n’est pas comme les Hollandais qui débarquent avec leurs cartons de nourriture et ne dépensent rien dans nos commerces », entend-on en Ardèche ou dans le Morvan. Les « néo », ce sont aussi les Européens du Nord, plus ou moins bien accueillis… Les Anglais, par exemple, se voient dérouler le tapis rouge dans le Périgord – lequel a fait construire un aéroport à Bergerac pour assurer plusieurs liaisons par jour avec Londres… Quand d’autres, à nos frontières, ne sont attendus que par la police.

« Les nouveaux néo, les néo-néo en quelque sorte, ce sont les réfugiés que nous mettons un point d’honneur à accueillir », aime à dire le maire du Vigan dans le Gard, un gars du cru cette fois, Éric Doulcier. La France accueille aujourd’hui quelque 360 personnes venues de Syrie, du Mali, du Soudan… via la procédure de « réinstallation » supervisée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), à laquelle les petites communes prennent une large part. Certes, il y a aussi des réticences, voire des oppositions. Le refus par son conseil municipal d’accueillir des demandeurs d’asile à Saint-Germain-l’Herm a provoqué la démission d’Olivier Hoenner, cité plus haut. Mais, en général, le dispositif permet à ces communes rurales de préparer l’accueil d’une famille plusieurs mois à l’avance, d’aménager un logement avec ce que chacun veut bien donner, d’inscrire les enfants à l’école… « C’est sur les bancs des salles de classe, et dans les ateliers de dessin ou de théâtre, que ces enfants créent des amitiés et font se rencontrer les parents entre eux », conclut Éric Doulcier. Et de devenir progressivement des petits Cévenols, Ariégeois, Bretons, Picards… Bref, des « enfants du pays ». On est toujours le néo de quelqu’un. 

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