Patrick Braouezec, vous avez soutenu par trois fois la candidature de Paris aux Jeux olympiques. Que voyiez-vous comme potentiel, à l’époque, pour la Seine-Saint-Denis ?

PB : J’y voyais deux choses importantes, à savoir une opportunité pour un département comme le nôtre de rattraper son retard en matière d’infrastructures, mais également une occasion pour les populations de s’inscrire dans un projet lié à leur territoire, un moyen, donc, de leur permettre de retrouver une certaine dignité, une plus grande estime de soi. C’est cet aspect qui m’avait particulièrement marqué au moment de la Coupe du monde de 1998, à l’origine de la construction du Stade de France, un équipement à dimension nationale et internationale. De 1993, moment de la décision, à 1998, année de la Coupe du monde, la population a eu le sentiment qu’elle existait parce que son territoire était considéré. J’espérais bien qu’on ajouterait un deuxième étage à cette fusée avec l’organisation des Jeux olympiques, deux décennies plus tard.

Quels furent les grands apports matériels de la Coupe du monde de 1998 pour le département du 93 ?

PB : Au-delà de l’équipement en lui-même, il y a eu la couverture de l’A1, cette autoroute construite en faisant une saignée dans ce que l’on appelait la voie royale, qui reliait la basilique de Saint-Denis à Paris. Ç’a été la construction de deux gares, avec le RER B et le RER D, mais aussi la réalisation d’un nombre de mails [voies piétonnières végétalisées] suffisamment généreux pour permettre une circulation fluide. La ligne du métro 13 a aussi été prolongée jusqu’à l’université Paris 8, bien que cela n’eût pas grand-chose à voir avec l’événement. C’était l’une des conditions que nous avions négociées car elle nous paraissait importante. Tout cela a beaucoup changé la physionomie et l’urbanisation de la ville.

Jade Lindgaard, pourquoi avoir voulu enquêter sur l’impact des JO sur le département ?

JL : Je ne suis pas du tout partie d’une opposition idéologique aux Jeux olympiques. C’est l’expulsion, en 2021, d’un foyer de travailleurs étrangers situé à Saint-Ouen, soit dans le périmètre du village des athlètes, qui m’a poussée à m’y intéresser. Ces personnes étaient délogées de manière définitive, dans une indifférence générale. Ça m’a interpellée, parce que ça allait déjà à l’encontre des intentions de l’organisation des Jeux, censés profiter aux populations locales. En tirant le fil des expulsions, on se rend compte que 1 500 personnes au total ont dû quitter leur logement ou leur squat, en lien direct ou indirect avec les Jeux olympiques. C’est certes beaucoup moins que le million et demi de personnes déplacées au moment des JO de Pékin, ou que les centaines de milliers de personnes victimes des JO en Corée, à Los Angeles ou à Rio, mais cela reste injuste pour les personnes concernées.

Le foyer géré par l’association Adef dont vous parlez était insalubre, et ses 300 travailleurs ont été relogés. Que reprochez-vous à la démarche ?

JL : Ces travailleurs habitaient dans un endroit indigne, dévoré par l’humidité, c’est incontestable. Ils ont été relogés provisoirement dans des bâtiments neufs, en très bon état. La Solideo – l’établissement public en charge de la construction des infrastructures olympiques – a fait un travail plus que correct de ce point de vue. Seulement, les travailleurs concernés regrettent d’avoir perdu leurs espaces de vie collective, comme la cuisine partagée. Ils vivent à présent dans des studios dans lesquels ils ne peuvent plus manger ensemble. Ils n’ont plus de salle de prière, non plus. C’est une partie de leur mode de vie qu’ils ont perdue.

« Les Jeux sont l’occasion pour les populations de s’inscrire dans un projet lié à leur territoire »
Patrick Braouezec

PB : Il s’agit d’un relogement provisoire. On a beaucoup insisté à l’époque sur le fait de reconstruire le foyer dans le respect des lieux de vie en commun, si importants pour ces personnes isolées. Voyons à quoi ressemblera le futur foyer.

JL : L’expulsion des habitants de la cité Marcel-Paul de l’Île-Saint-Denis, concernée par un projet de rénovation datant d’avant les JO, pose aussi un problème. L’accélération du process, lié à la candidature de Paris, a entraîné une forme de brutalité à l’encontre de ses habitants, qui ont subi une pression de la part du bailleur social pour accepter des propositions de relogement, quand bien même celles-ci ne correspondaient pas à la loi, c’est-à-dire qu’elles ne s’inscrivaient pas dans une proximité géographique et que le loyer n’était pas toujours d’un montant proche de l’ancien. Pour ce qui est des autres expulsions, à savoir les 400 personnes qui vivaient dans le squat Unibéton, sur l’Île-Saint-Denis, elles ont été mises à la rue. Avec un budget total de 9 milliards d’euros, on peut se demander pourquoi, sur un territoire en grande difficulté, il n’y a pas eu l’effort ni la volonté de faire profiter de ces opérations les plus précaires.

Le village olympique laissera place à 30 % de logements sociaux. Qu’en pensez-vous ?

PB : C’est un taux tout à fait acceptable, surtout pour des communes qui ont déjà, pour certaines, près de 50 % de logements sociaux. Au moment de la construction du Stade de France, les gens craignaient que la Plaine ne se boboïse, ne se gentrifie. Or on voit bien que ça n’a pas été le cas. Mais pour cela, il faut une volonté politique très ferme de maintenir une certaine mixité sociale.

JL : Les investissements engagés au niveau du village olympique sont frappants : 2 milliards d’euros, qui permettront de loger correctement, à terme, 6 000 personnes. C’est l’équivalent du financement de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru) pour l’ensemble du 93 (2,3 milliards d’euros), qui, elle, profite à 600 000 personnes. Certes, le financement du village olympique repose à 80 % sur des investissements privés, mais encore une fois, si l’on réfléchit en termes de bénéfices pour le territoire, il me semble pertinent de se demander si la grande enveloppe allouée aux transformations n’aurait pas pu profiter davantage aux habitants.

PB : C’est un fonctionnement qui dépasse largement la question des Jeux olympiques. On est dans un système capitaliste, dans lequel l’investissement privé est bien plus important que l’investissement public. On peut le regretter !

Qu’est-ce qui, concrètement, va profiter aux habitants ?

PB : Des bassins pour l’apprentissage de la natation, qui manquent cruellement dans un département où de nombreux enfants ne savent pas nager. Les travaux devraient permettre une meilleure circulation autour du quartier du Stade et entre la Porte de Paris et le centre-ville de Saint-Denis. Les transports en commun sont améliorés avec les lignes 14, 16 et 17. Des quartiers comme Clichy-Montfermeil vont ainsi être désenclavés. À condition, bien sûr, qu’il y ait une maîtrise publique du foncier qui permette de construire aux pieds de ces gares des logements accessibles à tous.

JL : Précisons que la construction de la piscine d’Aubervilliers s’est faite au détriment d’une partie des jardins ouvriers. 4 000 mètres carrés ont été détruits en prévision d’un solarium au sein du centre aquatique dédié à l’entraînement des athlètes, contre lequel les habitants s’étaient dressés. Pour une partie d’entre eux, ces jardins constituaient une pratique de subsistance. Personne n’a voulu les écouter, et lorsque la justice leur a finalement donné raison, les jardins avaient déjà été rasés.

à Saint-Denis, un groupe scolaire va subir de plein fouet les effets de la pollution du fait de la construction de l’échangeur de l’autoroute A86. Partagez-vous l’indignation des parents d’élèves concernés ?

PB : Je pense qu’il faut relativiser sur ce sujet. L’échangeur ne modifie pas grand-chose en matière de circulation. Je serais même tenté de dire qu’il pourrait réduire l’exposition à la pollution du site de l’école. Il faudra procéder à des enquêtes régulières au fil des ans pour évaluer les conséquences réelles de cet échangeur.

« Il y a eu sur cette affaire une sorte d’entourloupe terrible d’un point de vue démocratique »
Jade Lindgaard

JL : À Paris, pour protéger les enfants de la pollution automobile, la municipalité piétonnise au maximum les rues qui bordent les écoles. Au niveau du carrefour Pleyel, à Saint-Denis, une voie de sortie d’autoroute se construit à quelques mètres d’un groupe scolaire de 600 élèves. Cela ne va peut-être pas dramatiquement aggraver la quantité de voitures qui passent par ce carrefour, mais ce qui est fou, c’est de ne pas profiter de ces milliards d’euros d’investissement pour libérer cette école de l’étau de routes dans lequel elle se trouve depuis toujours. Par ailleurs, le rapport de l’autorité environnementale, publié avant que ne soit prise la décision d’investir publiquement dans cette bretelle d’autoroute, indiquait déjà que la concentration de la pollution atmosphérique sur cette école allait augmenter. Il y a eu sur cette affaire une sorte d’entourloupe terrible d’un point de vue démocratique : quand des habitants et habitantes ont déposé des recours, la justice a répondu que, certes, l’école allait subir plus de pollution, mais que, de manière globale, dans l’ensemble du quartier Pleyel et Porte de Paris, la situation s’améliorerait. Voyez l’injustice.

Les constructions liées aux JO ont-elles bénéficié aux entreprises implantées en Seine-Saint-Denis ?

JL : Dans un rapport parlementaire sorti l’année dernière, il est dit que seules 15 % des entreprises qui en bénéficient sont des PME et TPE de Seine-Saint-Denis. C’est très peu. L’autre grande promesse sociale, vantée par la Solideo et réclamée par les travailleurs sociaux, consistait à mettre en place des heures d’insertion professionnelle. Sur 166 000 demandeurs d’emploi en Seine-Saint-Denis, seules 1 700 personnes ont bénéficié de ce dispositif dans le cadre des JO.

PB : Attention, la participation des moyennes, petites et très petites entreprises dans le cadre de ces méga-événements peut avoir un effet pervers. On l’a vu pour la Coupe du monde. Nous avions fait en sorte que des TPE et PME puissent être associées aux travaux du stade et des diverses infrastructures, mais certaines ont été contraintes de mettre la clé sous la porte, étranglées par les grands groupes pour lesquels elles travaillaient en sous-traitance. C’est pour cette raison que, dès 2017, on a proposé à des PME de se regrouper en conglomérat d’entreprises pour essayer d’obtenir directement le marché en répondant à l’appel d’offres.

Sept ans après l’attribution des Jeux olympiques à Paris, êtes-vous toujours un fervent défenseur de l’événement ?

PB : Ma réflexion par rapport aux méga-événements de ce type a évolué. Cette concentration d’argent pour une élite sportive m’interroge, et la question écologique ne peut plus être éludée. Je ne sens d’ailleurs pas du tout, à ce stade, le même engouement de la part de la population qu’en 1998. Je crois qu’il faudrait faire évoluer les Jeux olympiques, peut-être en organisant les épreuves dans plusieurs pays. Cette interrogation est valable aussi pour les Coupes du monde de football, si ce n’est plus. Pour ce qui est des infrastructures et des retombées sur les territoires, elles restent pour moi satisfaisantes. Il faudra faire un bilan dans quelques années, comme nous l’avions fait après 1998. Nous nous étions rendu compte que la plupart des promesses avaient été tenues.

JL : Nous serons là pour le faire, vous pouvez compter sur nous ! 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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