Dans quelles conditions sont nés les Jeux olympiques modernes ?

Sous le signe d’une ambiguïté. On cite toujours deux phrases à propos de l’olympisme : « L’important c’est de participer » et « Plus vite, plus haut, plus fort », la première est d’un archevêque américain, Ethelbert Talbot, et la seconde d’un père dominicain, Henri Didon. Pierre de Coubertin les a tellement répétées qu’on a fini par les lui attribuer. Or, ces deux devises sont parfaitement contradictoires : l’altruisme face à la compétition. Les Jeux modernes ont été fondés sur ces deux béquilles d’inégale hauteur.

À quoi ressemblait le sport en 1896 ?

La pratique populaire était encore marquée par l’habitude qu’avaient les aristocrates de faire courir leurs laquais. On pariait sur ces « running footmen » qui portaient des casaques comme les boxeurs à poings nus. Il y avait aussi le cyclisme, le premier Paris-Roubaix s’est couru en 1886 avec 41 professionnels au départ. Coubertin, lui, rêvait d’un sport plus respectable, à la manière de celui qui se pratiquait dans les universités telles que Cambridge, Yale, Harvard ou Princeton. Lors de voyages d’études en Angleterre et aux États-Unis, il avait découvert que l’on pouvait faire du sport pour des raisons prophylactiques ou éducatives, en adéquation avec la formule « la tête et les jambes » – assez étrangère à la culture française, alors qu’on la doit à Henri Desgrange, l’inventeur du Tour de France.

Qu’est-ce qui rapproche les Jeux modernes des Jeux antiques ?

Dans l’un de ses rares enregistrements audio, Coubertin affirme que les JO sont une religion, ce qui implique les formes cultuelles que sont le drapeau, l’hymne, les cérémonies d’ouverture et de clôture, et la flamme qui apparaît aux Jeux d’Amsterdam en 1928. Il y a aussi l’argument culturel. De 1912 à 1948, les JO ont été accompagnés de compétitions artistiques ; on a délivré des médailles en architecture, en littérature, en musique, en peinture et en sculpture. Mais il ne faut pas se tromper, l’ambiguïté était déjà présente à Olympie.

C’est-à-dire ?

Dans la Grèce antique, l’essentiel était bien sûr de gagner, quoi qu’il en coûte. Ce que l’on retrouve dès 1896 à Athènes : toutes les médailles importantes ont été remportées par des Américains formés à Princeton. Seul le marathon a été gagné par un Grec, évidemment récompensé par le roi Constantin : la récupération politique ne date pas d’aujourd’hui.

Et l’exploitation commerciale ?

Ni plus ni moins que le Tour de France, lancé en 1903 par un patron de journal qui espérait voir augmenter les ventes de son quotidien. La marchandisation du sport a toujours existé, même si elle coexiste avec des idées parfois plus généreuses.

Qu’en est-il de l’idée de la trêve olympique ?

Elle n’a cessé d’être remise en cause, que ce soit par les guerres mondiales ou les attaques terroristes à Munich et à Atlanta. On prête aux JO une valeur exemplaire, mais ils ne font que refléter la réalité de chaque époque, pour le meilleur et pour le pire. S’y affrontent les idéologies du moment et l’aléatoire du sport. Par exemple, en 1936, il a suffi du grain de sable Jesse Owens, un petit-fils d’esclave d’Alabama, pour gripper la machine de propagande nazie. En 1980, l’organisation millimétrée des JO soviétiques n’a pas empêché le perchiste polonais Władysław Kozakiewicz de fêter sa victoire en adressant un bras d’honneur au public moscovite. En 2008, les Chinois n’ont pas réussi à briller en athlétisme, sport phare ; Liu Xiang, leur grande idole, a été contraint à l’abandon lors des qualifications de 110 mètres haies.

Comment les JO ont-ils résisté à la guerre froide ?

Le bloc de l’Est a été admis à y participer en 1952, aux Jeux d’Helsinki. Les Soviétiques constatant que les Américains dominaient les sports classiques (natation, athlétisme…) ont cherché à tirer avantage de secteurs négligés : le sport féminin, par exemple, ou les disciplines plus ingrates (lutte, haltérophilie, lancer du marteau…) et ce, de manière systématique et industrielle. C’est ainsi que la RDA, petit pays de 17 millions d’habitants, est devenue une fabrique à sportifs « quoi qu’il en coûte ». Aux JO de 1976, à Montréal, elle a terminé deuxième nation au nombre de médailles d’or (40) derrière l’URSS (49), mais devant les États-Unis (34).

Existe-t-il des exemples d’effets positifs de l’olympisme ?

Autant que d’effets négatifs. Nous avons évoqué le grain de sable Owens, nous pouvons citer le cas de la Corée du Sud, dictature de fait jusqu’au milieu des années 1980, dont le processus démocratique s’est indéniablement accéléré grâce aux Jeux de 1988. Il y a aussi la force des symboles : en 1968, les Afro-Américains songeaient à boycotter les JO de Mexico. Ils se seraient privés de l’image la plus iconique de leur cause, les fameux poings levés de Tommie Smith et de John Carlos. Que dire de la victoire sur 1 500 mètres aux JO de Barcelone de l’athlète algérienne Hassiba Boulmerka, une femme en short devant le monde entier, alors que les islamistes faisaient peser une chape de plomb sur son pays ?

À quelle époque les Jeux se sont-ils ouverts au professionnalisme ?

Après les boycotts de 1980 et de 1984, à l’initiative de Juan Antonio Samaranch. Les Jeux avaient un genou à terre, et le roué président du CIO a offert aux téléspectateurs du monde entier la fameuse Dream Team, en 1992 : des basketteurs américains surpayés participant aux Jeux de manière désintéressée...

D’où vient cette magie olympique ?

De ce qu’il reste de la philosophie coubertinienne : le cérémonial, le village olympique, cette incroyable tour de Babel où 10 000 sportifs communiquent entre eux au gré d’un esperanto qu’aucune autre activité humaine ne suscite. Où trouver pareil degré d’excellence, semblable spectacle ? Moi qui voyage beaucoup et depuis pas mal d’années, je constate à quel point le sport, malgré ses perversions et ses outrances, est un facteur d’échange exceptionnel. Sans parler de l’ascenseur social qu’il représente pour beaucoup d’athlètes, l’effet de loupe qu’il induit à propos de minorités ou de pays par ailleurs souvent ignorés. Les Jeux offrent pléthore d’émotions. Comment rester insensible à la démonstration de l’Éthiopien Abebe Bikila victorieux, pieds nus, du marathon des Jeux de 1960 au pays de l’oppresseur italien ? Comment ne pas être transporté par la perfection de la gymnaste roumaine Nadia Comăneci aux Jeux de 1976 ?

De quand date la mondialisation des Jeux ?

De la généralisation de la télévision. D’abord, aux Jeux de Rome de 1960. Mais c’est surtout à partir des JO de 1964 à Tokyo, avec la mise en service du satellite américain Telstar-II, que le phénomène prend toute son ampleur.

Et la parité hommes-femmes ?

Elle va être effective aux Jeux de Paris, avec même un léger avantage aux femmes puisqu’elles disputeront deux sports de plus que les hommes, la natation synchronisée et la gymnastique rythmique et sportive. Le mouvement est en marche depuis un moment. En 1996, à Atlanta, les télédiffuseurs ont constaté pour la première fois qu’il y avait plus de femmes que d’hommes à regarder les JO. Ils ont donc poussé le CIO à ouvrir plus de compétitions aux femmes, y compris la boxe et la lutte.

Faut-il supprimer les JO, de plus en plus contestés pour des raisons de coût économique et environnemental ?

Ils renaîtront sous une autre forme ! Au moment des boycotts des années 1980, le patron de CNN, Ted Turner, avait lancé les Goodwill Games, qui ont eu lieu à cinq reprises. Et Poutine, sans complexes, parle de créer des Friendship Games dès septembre prochain avec quelques pays amis. Supprimer les Jeux n’a pas de sens ; les faire maigrir, en revanche, me paraît inéluctable, car deux obstacles majeurs se dressent aujourd’hui devant eux : les problèmes de sécurité et la cause environnementale.

Comment réussir la cure d’amaigrissement ?

C’est un casse-tête. Quel sport supprimer parmi les 34 programmés ? Si vous touchez au tir à l’arc, les Coréens vont hurler. Supprimez la lutte et ce sont les pays d’Europe centrale qui vont protester. L’impératif est que le cahier des charges imposé par le CIO soit revu à la baisse, que le nombre d’installations diminue et que celles qui sont construites pour l’occasion deviennent pérennes – ce qui est, en gros, le cas à Paris. Et surtout, il faut que les villes ou pays hôtes cessent de se saisir des Jeux comme d’un prétexte pour résoudre leurs problèmes d’infrastructures ou de transport. Ça a marché à Barcelone ou à Londres, ça a échoué cruellement à Athènes. Il n’y aura pas de train rapide entre Roissy et le centre de Paris. C’est navrant, mais ce n’est pas la faute des Jeux.

Une certaine hostilité s’exprime face à l’organisation des Jeux à Paris. D’où vient-elle ?

On connaît le naturel grincheux des Français, et des Parisiens en particulier. De certains Parisiens en l’occurrence. J’entends : « Moi, je m’en vais et je loue mon appart. » En gros, les Jeux m’indiffèrent, mais si je peux faire un peu d’argent sur leur dos… Avouons que le raisonnement est un peu court. J’ai suivi dix Jeux, c’est la première fois que je ressens cette hostilité larvée. En 2021, à Tokyo, malgré le Covid, malgré l’absence de spectateurs, malgré un certain nombre de protestations, les Tokyoïtes ont été, en fin de compte, exemplaires.

La zizanie est-elle aussi politique ?

La particularité des Jeux à venir c’est que les astres sont loin d’être alignés : maire, présidente de région et président de la République, apparemment, ne s’entendent pas. En outre, la maire de Paris, à peine la candidature lancée, a trouvé opportun de se mettre en « vacances » olympiques pour briguer l’Élysée et, six mois avant l’échéance, le chef de l’État ne trouve rien de plus urgent que de rétrograder de fait sa ministre des Sports. Admettons que tout cela n’est pas très cohérent. Qui plus est, plusieurs erreurs de communication ont été commises, me semble-t-il.

Lesquelles ?

Dire qu’il n’y aurait pas de problèmes de sécurité, c’était nier l’évidence. Ou promettre les transports entièrement gratuits ou des billets essentiellement bon marché. Cela n’a pas aidé au rapport de confiance. Des millions de personnes veulent assister à l’événement, comment imaginer qu’une place pour la finale du 100 mètres puisse se vendre à un prix relativement modique ? Personnellement, j’ai acquis des billets assez bon marché pour le badminton et le hockey sur gazon. Je ne suis pas un spécialiste, mais je sais que l’excellence sera au rendez-vous.

Pourquoi ce choix d’une cérémonie d’ouverture gigantesque sur la Seine ?

C’est le syndrome Albertville : en 1992, les Jeux d’hiver avaient été réussis en 48 heures avec l’exceptionnelle cérémonie d’ouverture signée Philippe Decouflé. Et la descente à Val-d’Isère du lendemain qui permit à Franck Piccard d’avoir une médaille d’argent. Paris veut épater, c’est dans son ADN. Il faut savoir que la cérémonie d’ouverture est le spectacle le plus suivi des JO, plus encore que le 100 mètres. Avec ce défilé sur la Seine, il y a une prise de risque énorme. Mais si tout fonctionne et que le dimanche Léon Marchand remporte sa première médaille d’or en 400 mètres 4 nages, on peut penser que les Jeux de Paris 2024 seront un succès. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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