Pourrait-on imaginer, de nos jours, le Tour de France sans les grandes étapes de montagne et le peloton des géants de la route sans les grimpeurs ? La montagne a donné ses lettres de noblesse à la plus belle épreuve de la planète. De leur côté, les montagnards, ces champions de l’extrême, ont rehaussé son prestige et enrichi sa légende. Créé en 1903 par Henri Desgrange sur une idée de Géo Lefèvre, le Tour est né une seconde fois en 1910. Il avait alors sept ans. L’âge de raison. Cette renaissance mémorable, nous la devons à Alphonse Steinès, un visionnaire audacieux. L’architecte du parcours selon sa définition. C’est lui qui suggéra à Desgrange de renforcer le tracé, de se rapprocher au maximum des frontières et de lancer « les forçats de la route » à l’assaut des Pyrénées.

Desgrange sursauta :

«  Vous voulez tuer nos coureurs ? Mon pauvre Steinès, vous êtes devenu fou. Je vous conseille de vous reposer. Prenez un peu de vacances.

– D’accord, répliqua le commissaire général, je pars dès demain. »

Il profita de ce congé exceptionnel pour explorer les replis mystérieux de la Bigorre, une région sauvage habitée par les ours. On la surnommait le Cercle de la mort, car c’était une zone interdite dans laquelle les bergers n’osaient pas s’aventurer. Cependant, l’histoire nous rappelle qu’au xviie siècle, Madame de Maintenon avait franchi à plusieurs reprises le Tourmalet en chaise à porteurs pour se rendre en cure à Barèges. Allait-on interdire aux routiers professionnels les chemins fréquentés jadis par la favorite du Roi-Soleil ?

De fait, la reconnaissance effectuée par l’envoyé très spécial de L’Auto faillit tourner au drame. Il s’enfonça dans le désert de neige et se laissa surprendre par la nuit. On le retrouva aux premières lueurs de l’aube complètement frigorifié. Revigoré par un bain chaud et un solide petit déjeuner, il téléphona aussitôt à Desgrange : « On peut passer, patron. Le Tourmalet est praticable. En revanche, il faut aménager la route de l’Aubisque. » 

Au bout du fil, le boss s’étranglait : « Vous êtes inconscient ! Faire passer le peloton par des sentiers de chèvres et des chemins qui n’existent pas, c’est de la démence.

– Tout ira bien, rassurez-vous. Il faut seulement régler cette question de l’Aubisque. J’ai rencontré l’ingénieur des Ponts et Chaussées, le devis s’élève à 5 000 francs.

– 5 000 francs ? Vous allez nous ruiner.

– L’investissement en vaut la peine. »  L’aventure pyrénéenne sera grandiose. C’est une révolution nécessaire. Elle aura pour effet de sublimer le Tour.

« Bon. Proposez 1 500 francs.

– Disons 2 000.

– Et quand commencent les travaux ?

– Immédiatement. »

Le printemps était ensoleillé. La route des cols pyrénéens fut construite en trois mois. Et le jeudi 10 juillet 1910 – une date historique – au cours de l’étape Luchon-Bayonne, longue de 326 kilomètres, les coureurs du Tour pédalèrent pour la première fois à plus de 2 000 mètres d’altitude. Ce fut pour le routier-pistard Octave Lapize, le surdoué de sa génération, l’occasion de réaliser un exploit révélateur d’un talent exceptionnel. Sprinteur métamorphosé en grimpeur tout simplement parce qu’il en possédait la qualité athlétique, il distança ses adversaires sur les pentes du Tourmalet et triompha à Luchon, « la perle des Pyrénées ».

Mais Garrigou fut le seul concurrent qui escalada le Tourmalet sans mettre pied à terre. Il reçut une prime spéciale de 100 francs. 100 francs-or.

Précision importante qui confirma les prévisions de Steinès : pendant le Tour 1910, L’Auto doubla son tirage qui dépassa 300 000 exemplaires.

Lapize, dit « le Frisé », s’assura du même coup la pole position dans le gotha des escaladeurs où René Pottier, le double vainqueur du ballon d’Alsace (1905-1906), Émile Georget et Gustave Garrigou figurent en bonne place.

Henri Desgrange se devait de glorifier ces « rudes semeurs d’énergie » pour reprendre sa propre expression. Il leur rendit l’hommage mérité dans un éditorial délirant, intitulé « Acte d’adoration », après la première du Galibier le lundi 10 juillet 1911 (étape Chamonix-Grenoble, 366 km). Morceaux choisis : « Divine bicyclette, […] je l’aime de m’avoir pris le cœur avec ses rayons […]. Ô Laffrey, ô col Bayard, ô Tourmalet, je ne faillirai pas à mon devoir en proclamant qu’à côté du Galibier, vous êtes de la pâle et vulgaire bibine. » Au comble de l’extase, il en oublia l’injure de Lapize qui l’avait traité d’assassin en franchissant le sommet.

L’Espagne est le berceau des grimpeurs. Vainqueur du premier Grand Prix de la montagne en 1933, le Basque Vicente Trueba, surnommé la Puce de Torrelavega, a conquis la célébrité en l’espace de quelques jours et il reste une référence, voire un symbole.

L’année suivante, un Cannois de 20 ans, René Vietto, allait bouleverser le visage du Tour auquel il apportait un souffle nouveau, une fraîcheur à laquelle il ajoutait le piment de la fantaisie. Vietto était un personnage haut en couleur. Un romantique, un excentrique doublé d’un tourmenté. Et un perfectionniste, d’après le témoignage du romancier niçois Louis Nucera, son ami. Il parlait comme Raimu dans un film de Marcel Pagnol. Il s’entraînait dur, réfléchissait beaucoup et cultivait le culte du vélo, son « objet d’art ». Ce coureur différent des autres réalisa un exploit qui n’appartient qu’à lui. Échappé sur la route de Luchon, il apprit par l’Allemand Geyer que le leader des tricolores, Antonin Magne, était stoppé à l’arrière par un incident mécanique. Il fit aussitôt demi-tour et remonta le col qu’il venait de descendre afin d’assister son chef de file. Un sacrifice dont il tira un immense profit. Du jour au lendemain, le benjamin du peloton devint une star. Mieux, une idole. Adopté par les Français, il fit la une des quotidiens. Il aurait fait l’ouverture du journal télévisé si le petit écran avait existé à l’époque.

Cinquante ans après, on lui parlait encore du Tour 34. Le « Roi René » soupirait et jouait les modestes : « Je ne réclame pas la Légion d’honneur. Je n’ai fait que mon devoir et je ne regrette rien. Si je n’avais pas dépanné Tonin, il serait toujours dans le Portet d’Aspet. »

De la longue marche du Vieux Gaulois Eugène Christophe, qui répara sa fourche chez le forgeron de Sainte-Marie-de-Campan (1913), à la fabuleuse offensive de Merckx entre le Tourmalet et Mourenx (1969) en passant par le show de Vietto (1934), le duel pathétique opposant Poulidor à Anquetil sur les flancs du puy de Dôme en effervescence (1964) et le festival Hinault-Lemond dans l’Alpe d’Huez (1986), les grimpeurs ont nourri de tout temps la « Légende des cycles » chère à Antoine Blondin. L’auteur du Singe en hiver était fasciné par les cols durs et l’altitude lui inspira quelques-unes de ses meilleures chroniques. En particulier « Le Passe-montagne », un savoureux pastiche de Marcel Aymé.

Comment définir le grimpeur ? Ce coureur béni des dieux ne correspond pas à un modèle unique. Il s’inscrit dans une élite diversifiée qui se décline en une multitude d’exemplaires. Il y a ceux qui montent en force (Coppi, Bobet, Kübler) et ceux qui pédalent en souplesse (Koblet), les grimpeurs lucides et méthodiques (Bartali), les stylistes (Gaul), les battants (Geminiani), les forcenés (Robic, Ocaña), les décontractés (Van Impe). Les grimpeurs de type pyrénéen, spécialistes des ascensions nerveuses (Robic, Poulidor) s’opposent aux athlètes du vélo qui s’accommodent mieux des Alpes (Bobet, Thévenet). Louison, le champion de l’Izoard et du Ventoux, trois fois victorieux à Briançon, le haut lieu du Tour, n’a remporté aucune étape dans les Pyrénées. À noter que Bartali, Coppi, Merckx et Hinault étaient au top sur tous les terrains.

Durant les années 1950-1960, Charly Gaul et Federico Bahamontes s’affrontèrent dans un combat de prestige : le choc de deux écoles, de deux méthodes. D’un côté le Mozart de la bicyclette (dixit Blondin) que Pierre Chany avait rebaptisé « le Luxembourgeois gentilhomme ». De l’autre, le baroudeur abrupt et brutal qui affirmait ne craindre personne sur une route de montagne. Le virtuose au visage d’enfant aimait la pluie. L’Aigle de Tolède au faciès anguleux préférait… les glaces. À ses débuts, il s’arrêta au sommet du col de Romeyère pour déguster un double cornet de crème vanille-chocolat. Ayant pris conscience de ses possibilités, après des échecs retentissants, il réapparut sous les traits d’un vainqueur potentiel et remporta son match contre Gaul. Non seulement il le distança au palmarès du Grand Prix de la montagne (six victoires à deux), mais, de surcroît, il franchit en tête la plupart des grands cols, en particulier le super col de Restefond-La Bonette, un toit du Tour à 2 802 mètres d’altitude, qu’il maîtrisa à deux reprises (1962-1964).

En 1952, le commissaire général du Tour, Élie Wermelinger – la réincarnation d’Alphonse Steinès –, innova en instituant les arrivées en altitude dans le but de valoriser l’effort des grimpeurs et de garantir le bénéfice de leurs attaques décisives. Un succès pour cette réforme intelligente et un triomphe pour Fausto Coppi. Trois arrivées stratégiques à l’Alpe d’Huez (1 860 mètres), à Sestrières (2 033 mètres) et au puy de Dôme (1 415 mètres) : trois victoires pour le Campionissimo.

Quel est le meilleur grimpeur de tous les temps ? Il est impossible de répondre à cette question récurrente qui rebute les experts, même si Vietto plébiscitait sans la moindre hésitation Alfredo Binda. L’absence de dénominateurs communs nous interdit, en effet, de comparer les champions d’époques différentes.

Mais j’aime bien le cri du cœur d’un tifosi répercuté par la Gazetta dello Sport : « Merckx était le plus fort. Coppi reste le plus grand. » 

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