D’où viens-tu Bernal ?
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Depuis le 28 juillet 2019, un Colombien est au panthéon. Egan Bernal est le premier d’une longue dynastie de grimpeurs andins à rapporter le maillot jaune dans son pays. Fils de Flor, une employée de maison, et de German, un agent de sécurité, il n’a que 22 ans quand il remonte les Champs-Élysées paré de la précieuse tunique, au terme de sa deuxième participation au Tour de France. Il a grandi à Zipaquirá, à une quarantaine de kilomètres de Bogotá, surtout connue pour sa cathédrale de sel construite jadis par les Indiens Muiscas et classée au patrimoine mondial de l’humanité. Le jeune Bernal a redonné un coup de pinceau à la renommée de sa ville, comme l’avaient fait avant lui Efraín Forero, né lui aussi dans les murs et vainqueur du premier Tour de Colombie, en 1951, ou Gabriel García Márquez, venu finir sa scolarité dans cette ville qu’il trouvait glacée.Si Egan – le feu et la lumière en grec ancien – incendie le cœur des jeunes Colombiennes, donne la chair de poule à des millions de supporters, c’est grâce à ses qualités exceptionnelles. Ses tests d’effort hors normes en attestent. À 18 ans, sa consommation maximale d’oxygène était de 92, mieux que Miguel Indurain (88) ou Christopher Froome (85). Il développait une puissance de 420 watts au bout d’un effort de vingt minutes et son seuil anaérobie* affichait 195 ! Fabio Rodriguez, ancien sherpa de Tony Rominger dans les Tours d’Espagne au coin des années 1990, qui fut le premier entraîneur du petit Bernal à l’école municipale de VTT de Zipaquirá, est aujourd’hui soufflé par sa lecture de la course, « aussi précise qu’une radiographie », et la justesse de son placement. Directeur sportif depuis cinquante ans, Raúl Mesa, qui a accompagné les plus grands, résume la science du bon positionnement qui a longtemps fait défaut à Lucho Herrera et ses frères, par ce trait d’humour : « Même au zinc d’un bar pour boire une bière, il convient d’être parfaitement placé. La colocacion, le placement, c’est fundamental en course ou dans la vie. » Naguère, le souvenir de Lucho, meilleur grimpeur du monde des années 1980, vainqueur de la Vuelta 1987, maillot à pois dans les trois grands tours (France, Italie, Espagne), enlevé par les Farc après sa carrière, a entretenu l’imaginaire d’un pays, « obsessionné » par ce maillot jaune. L’image adolescente d’Egan qui se projette sur la Colombie d’aujourd’hui a une fonction plus symbolique et représente les valeurs sociales de la Colombie populaire. Il est jeune et triomphant, mais terriblement humble, avec ce souffle du jeune homme à qui il reste beaucoup à apprendre et qui convertit ses fans de la rue en pères et mères putatifs de sa personnalité de champion cycliste. Le vainqueur du Tour 2019 a ainsi créé par sa mentalité un nouveau concept : le « eganidisme », un néologisme qui consiste en gros à être impeccablement orthodoxe, à rester champion cycliste sur et hors de la route quoi qu’il arrive. À vivre non par mais pour la course cycliste, la compétition pure et dure.
Longtemps, la Colombie sur deux roues s’est montrée passéiste, regrettant la génération des Lucho Herrera et Fabio Parra et celles, plus ancestrales encore, des Cochise Rodríguez ou Ramón Hoyos qui donnèrent naissance au générique escarabajo, coléoptère de la Cordillère, terme qui désigne désormais la gent des grimpeurs colombiens. Les aventures en course et la caste des premiers escarabajos, issus souvent de familles pauvres et même très pauvres, leur ont donné une intensité romanesque. Hoyos et ses allures de séminariste, qui récitait le catéchisme par cœur, s’impose à cinq reprises dans le Tour de Colombie. Gabriel García Márquez, futur Prix Nobel de littérature, a écrit sa biographie sous la forme de quatorze articles publiés dans le quotidien El Espectador sous le titre « El triple campeon revela sus secretos », le triple champion dévoile ses secrets. Grand rival d’« El Zipa » Forero, au cœur d’une guerre civile baptisée « la Violencia » qui fera plus de 300 000 morts, son règne s’accompagnera de scènes d’une fureur hallucinante : jets de pierre, coups de poing, crachats et machettes. Une décade plus tard, Cochise Rodríguez, né à Medellín, porte le record de l’heure à 47,553 kilomètres à Mexico et, à 31 ans, franchit « la Porte du prince » en devenant professionnel dans la prestigieuse écurie italienne des cycles Bianchi, aux côtés de Felice Gimondi, vainqueur du Tour 1965. Cochise dont les saillies (verbales) valent de l’or – « En Colombie les gens meurent plus de jalousie que du cancer » – a été immortalisé de son vivant et élu « plus grand sportif du xxe siècle » dans son pays.
S’ils n’ont presque rien eu à scruter pendant une longue décennie en 1990, dite « morne sierra », hormis des victoires d’étapes, le fantasme du Tour de France est resté solidement ancré dans les esprits colombiens. La réflexion de Cacaíto Rodríguez, vainqueur à Val Thorens en 1994, en est l’illustration parfaite : « Cette victoire a changé ma vie. Gagner une étape du Tour, c’est mieux que de gagner à la loterie parce que ça reste toute la vie. » Et puis Nairo Quintana est arrivé. Parti de rien lui aussi. Un simple baluchon et un ego de fer, comme ces maletillas, ces apprentis toreros qui allaient de ville en ville pour tenter de gagner leur vie. Celui de Cómbita, son nid d’aigle à 3 050 mètres, est un pur produit du campo : il sait traire les vaches et tondre les moutons. Mais sur un vélo, ses mollets d’acier font renaître une nouvelle fois l’ambition suprême du maillot jaune. En 2013, à ses débuts, il se classe deuxième, remporte une étape et le maillot à pois. Il a 23 ans. Il frôle à nouveau le graal en 2015 et 2016 (deuxième), s’adjuge le Giro (2014) et la Vuelta (2016). Récemment, il est devenu « la personnalité préférée des Colombiens » devant toutes les stars du foot (Falcao, Valderrama…), du showbiz (Shakira, Carlos Vives…) et de la jet-set. Parce qu’il s’engage et défend sans hésiter la cause des campesinos, ses frères d’armes paysans, malmenés et qui s’échinent de sol a sol – « du lever au coucher du soleil » – sur les flancs de la Cordillère. Quintana, qui passe désormais la moitié de son temps à Monaco, a laissé derrière lui cette image de coureur prolétaire, mais la descendance génétique est sans équivoque : la Cordillère, la Madre, « la mère », reflète la vie et la souffrance des écoliers, des ouvriers et de tous ceux qui accrochent un dossard. Dans la géologie cycliste colombienne, la Cordillère sculpte les pierres, mais aussi les jambes des coureurs. Tous sont habitués à son métabolisme et les plus superstitieux assurent qu’on peut l’entendre respirer. L’effet du vent sur les cailloux, qui sait…
Les générations se succèdent, mais la Cordillère, peut-être pour une question de climat, de calcaire et de basalte, continue de produire des champions cyclistes. Rigoberto Urán, deuxième du Tour 2017, Fernando Gaviria, maillot jaune en 2018, « Superman Lopez » ou Esteban Chaves distribuent ces momenticos, moments d’émotion, qui sont la marque du coureur colombien. En major de promo, Egan Bernal a pris de l’avance mais le voilà déjà titillé par un nouveau venu, Sergio Higuita, 22 ans, champion de Colombie sur route 2020 et lauréat du Tour Colombia. Higuita, petit gabarit, est né lui aussi dans une famille qui manquait de tout. Quand il voulait manger, il devait aller s’entraîner, et Fernando Saldarriaga, le responsable du club Nueva Generacion, prévoyait large pour qu’il en rapporte chez lui. Surnommé « El Monster » – en référence au Gila monster, ce lézard du Nouveau-Mexique dont la morsure est venimeuse –, « Higuita peut dynamiter le Tour », affirme Carlos Mario Jaramillo, le sélectionneur national. Heureux ces Colombiens qui n’ont plus de frontières.
* Le seuil anaérobie correspond à une haute intensité dans l’effort au-delà duquel l’acide lactique envahit les muscles. Le but est de maintenir la cadence de pédalage « au seuil » et de résister à la douleur le plus longtemps possible.
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