La montagne est le lieu des rhétoriques faibles. Les figures pâlissent, les effets de style s’amenuisent. C’est l’endroit d’une vérité nue. J’admire l’éloquence des rouleurs, Anquetil dans ses œuvres ferroviaires expresses, les déboulés de Maertens si semblables aux prédations dans le ralenti des films animaliers. Les grimpeurs sont les seuls cyclistes qui satisfassent philosophiquement aux conditions de la proposition vraie. Les autres sont plus ou moins des hommes d’enveloppe et des rhétoriqueurs que démasquent les premières pentes de l’Izoard.

Les rouleurs de plaine propagent une confusion ; ils frappent du bec comme les sophistes, le dernier qui parle a raison. Un boyau fait justice et baste : le sprint s’achève en cacophonie. Le phrasé des grimpeurs s’établit sur des fondations : ils forment dans le peloton aux cent langages un souvenir d’avant Babel.

Le grimpeur surgit d’une claire définition.

Sous les à-pics de la Durance, les eaux hurlent sur des galets – c’en est fini des arrangements et des tope-là, dans un vacarme d’eaux ; les roues heurtent l’Izoard, les cartes tombent des manches, les ruses vont à bas. Les grimpeurs s’écartent du groupe. Ils élèvent le buste. Les gros parleurs souffrent l’hypnose des gravillons. Gréés de membres peu charnus rabotés vifs, les escaladeurs laissent le fardeau de la vie en ­commun. Des jurys de pins observent ces corps restitués à la fiction de la survie.

J’aime quand Bartali esseulé se tourne au décours d’un virage, quand Coppi, depuis les empilements de minéralogies, surplombe les hommes amalgamés aux brumes d’en bas.

J’aime le moment où l’homme passe de la compaction au détachement.

Mon amour va aux fiévreux, aux amoureux de l’alpage pour ce qu’ils suivent le rêve icarien sans penser à la chute. Il faut un cœur frais pour sortir des sociétés. Les grimpeurs oublient le calcul en quittant les coalitions. Ayant défait les mortaises du peloton, ils vont à vide, soutenus d’un squelette et d’un bidon d’eau. Un ferment suicidaire couve sous la casquette doublée d’une feuille de chou. Ils ne gardent rien dans les poches dorsales et pectorales. On voit le ciel à travers les pédales ajourées.

La Divine Comédie sous le pas de Virgile établit le monde chrétien sur les pentes d’un mont. Demeure l’idée confusément que l’homme s’élevant s’informe d’un mystère. Le cyclisme naît aux lisières du regret. Entre les cols passe l’écho de la mort de Dieu.

Les grimpeurs sont de l’espèce littérale. Ils s’élèvent dans l’allégorie sacrificielle du Christ, banalisée il y a un siècle par Alfred Jarry.

Dans Le Canard sauvage d’avril 1907, Alfred Jarry peint le Christ en grimpeur forcené. « Donc Jésus, après l’accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix.  » Le cyclisme est à peine né. Jarry voit juste : il installe le cyclisme aux fondements de l’Occident, dans les jadis de l’Ascension.

L’art de grimper n’est pas une grâce, mais il faut un don. La montagne attire les corps évidés. Des homoncules, de purs esprits alchimiques moulinant dans l’ampoule de verre. Elle appelle des impondérables. Des échalas. Des follets surmontés d’un halo à faible tension. Les nains diaboliques côtoient l’espèce volatile des séraphins. La montagne de Dante sous-louée à Zarathoustra est un zoo mystique où de quasi-lévites montent en tourbillon. Ce sont des moitiés d’humains, quart duralumin et quart dieux. Les grimpeurs ne transpirent pas, ainsi des anges talqués ; ils laissent une trace de pollen et fécondent les cols d’un bidon de thé.

La montagne offre une revanche aux hommes sans chair.

Quand les premiers cols coupent la route du Tour de France, l’aristocratie des pistards et des géants à muscles est balayée. Surgit la caste inédite des petits grimpeurs, tous moustachus. ­Ballon d’Alsace en 1905. Tourmalet en 1910. Galibier en 1911. Nombreux montent le vélo à la main, le soulier sur la roche et les rigoles froides. Les paysans brouettent des évanouis. Ceux qui ne mettent pas pied à terre deviennent les héros. Ce ne sont que fouines sans épaisseur, courtauds exaltés par la neige fondue. Ils affrontent le ciel en panoplies de vidangeurs. Pour prouver le passage, on impose sur leur bras un aigle prélevé dans une boîte de tampons zoomorphes pour enfant.

Les premiers vélos dans les cols atteignent des altitudes interdites aux avions. Les ours bruns rôdent sur les ­Pyrénées. Les dérailleurs existent, par vice sont interdits. ­L’ascension consiste en mouvement d’haltères. Il faut lever des jambes pesantes comme des stères de bois. C’est l’époque reine de la force taurine, de l’hygiène – grand air et l’esclavage en atelier. Paysans et ouvriers ­s’affolent de prouesses pour rien. Les métayers s’achètent un guidon dans l’espoir d’une gloire à labourer. Ils approchent doucement l’essence du cyclisme.

Ils vont créer l’académie nouvelle de la forcènerie. 

Forcenés © Librairie Arthème Fayard, 2008

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