La méfiance à l’égard du présent ne date pas d’hier. Déjà dans l’Égypte ancienne, l’invention de l’écriture éveillait la suspicion quant à sa possibilité de transmettre un savoir véritable. Pensons à Platon qui, dans le Phèdre, met en scène Theuth, le dieu égyptien persuadé que l’écriture « fournira aux Égyptiens plus de savoir, plus de science et plus de mémoire », et Socrate, convaincu que l’écriture est un enfant mort-né qui, par le savoir qu’elle accumule, dispense de l’effort d’apprendre. « Cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-mêmes, qu’ils feront acte de remémoration. » « De plus, ajoute le philosophe, ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants. » Si personne aujourd’hui ne songerait à mettre en garde les élèves contre les effets délétères de l’écriture, les arguments employés pour dénoncer le rôle d’Internet et du « savoir en ligne » dans l’éducation rejouent la partition socratique. Rien de plus ancien, donc, que l’inquiétude suscitée par la nouveauté. N’en déplaise à ses détracteurs, dans le néoconservatisme, il n’y a rien de nouveau.

La certitude que les choses étaient mieux avant n’est pas un symptôme contemporain, mais un trait de caractère que Nietzsche définit, dans ses Considérations inactuelles, comme l’expression d’un certain rapport à l’histoire qu’il qualifie de « traditionaliste ». Qu’est-ce qu’un conservateur, sinon celui qui, « cultivant soigneusement ce qui a toujours été, veut conserver pour ceux qui naîtront après lui les conditions dans lesquelles il est lui-même né », privilégiant ainsi « l’esprit de sa maison, de sa race, de sa ville » aux dépens des préférences et des désirs individuels ? Qu’est-ce qu’un réactionnaire, si ce n’est celui qui, au nom de la tradition, brandit le passé comme vérité et s’indigne que le mariage ne soit plus ce qu’il était ?

« Déclin », « catastrophe » et « perdition », le lexique réactionnaire tient pour la fin du monde ce qui n’est jamais que la fin d’un monde, et confond conservation et momification. « L’histoire traditionaliste dégénère à l’instant où elle n’est plus animée et attisée par le souffle vivant du présent. Alors la piété se dessèche, et il ne reste plus que le pédantisme routinier qui tourne avec un égoïsme complaisant autour de son propre centre. […] L’homme s’enfouit dans la moisissure, il parvient même, par la manière traditionaliste, à dégrader les meilleures dispositions, de plus nobles besoins, et à les rabaisser au niveau d’une curiosité insatiable, ou plutôt d’une passion universelle pour tout ce qui est ancien. » Le diagnostic nietzschéen livre le portrait de ceux qui, aujourd’hui encore, pensent que la nostalgie d’une époque révolue justifie le rejet du contemporain. Mais il met aussi en garde contre l’autocélébration d’un présent qui tourne le dos à son histoire. Comment puiser dans le passé sans s’y enfermer ? La question, elle non plus, n’a rien de nouveau. C’est là son actualité.  

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