En titrant mon essai Génération farniente, je parle moins d’une classe d’âge spécifique que d’un moment de notre vie sociale où la question du travail et du non-travail se pose de façon nouvelle : pourquoi une partie de la population se détourne-t-elle de la société du travail, qu’elle y soit réfractaire ou qu’elle en soit éloignée ? Ce constat part d’abord du nombre de personnes inactives : le taux de chômage reste relativement élevé, et deux millions de foyers vivent du RSA. Cette situation n’est ni normale ni tenable. Plus largement, un tiers environ de la population employable gravite dans ce que l’on peut appeler le halo de l’inactivité, avec des gens qui vivent essentiellement du chômage et des minima sociaux, soit environ cinq à six millions de personnes, à comparer aux vingt millions de salariés du secteur privé. J’inclus dans cette catégorie les salariés à temps partiel : temps partiel subi ou choisi. L’accès au travail est aujourd’hui possible en France. Près d’un demi-million d’offres d’emploi ne sont jamais pourvues, ce qui ne peut pas s’expliquer simplement par l’ajustement de l’offre et de la demande. Il faut donc comprendre les raisons qui éloignent tant de personnes de la société du travail.

Au sein des entreprises, le management doit se remettre en cause pour mettre sur la table la question du partage – partage des ambitions, partage des moyens, partage des rémunérations.

La première d’entre elles s’explique par des salaires insuffisants. Les emplois en tension sont très souvent occupés par des étrangers en situation irrégulière, dans des secteurs comme la propreté, l’environnement, les services à la personne, la restauration, la construction, car ce sont généralement des emplois de service mal rémunérés. Quand on touche le Smic brut, il ne reste plus grand-chose à la fin du mois. Mais au moins votre salaire contribue-t-il au financement de la protection sociale de tous. Ensuite, il y a des raisons qualitatives. De très nombreux diplômés sont aujourd’hui en quête de « signification » – je préfère ce mot à « sens », car le travail en lui-même a un sens, en ceci qu’il permet de fabriquer des individus autonomes qui contribuent au bien collectif. Or, la signification, elle, manque parfois, notamment en raison de la culture française du management, inspirée de la tradition monarchique : le pouvoir discrétionnaire de la hiérarchie ne s’embarrasse pas toujours d’explications. Ce défaut de gestion des ressources humaines peut aussi expliquer le mouvement de recul actuel à l’égard du travail. D’un point de vue historique, on peut observer sur le temps long une dévalorisation du travail en France. Je dégage trois grandes étapes. D’abord, il faut évoquer la façon dont la France a géré la crise industrielle des années 1980, en choisissant l’accompagnement social, à travers l’allocation chômage ou la préretraite, plutôt que la modernisation des outils de travail, comme en Allemagne. Il y a eu ensuite l’épisode des 35 heures, qui a marqué le triomphe de la société du temps libre et des loisirs à un moment où le reste du monde travaillait davantage et qui a tiré les salaires vers le bas. Enfin la période du Covid, au cours de laquelle l’État a salarié pendant plusieurs mois 40 % des salariés français du privé, faisant naître chez beaucoup l’illusion qu’il était possible de moins travailler, comme s’il existait un « droit à la paresse ».

Pourquoi est-il important, au contraire, de redonner le goût du travail ? On pourrait aller chercher des raisons philosophiques, morales, voire anthropologiques, à ce besoin de revaloriser le travail. Il n’y a pas de société humaine où le travail est dévalorisé ou absent. Et dès lors qu’on a eu la chance ou les moyens d’occuper un métier qui nous plaît, on voit bien ce que le travail apporte en termes de réalisation de soi ! Mais il y a aussi une satisfaction dans le fait de contribuer individuellement à la constitution d’un ensemble cohérent, robuste et durable. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1945, le Conseil national de la Résistance a fait le choix de créer la Sécurité sociale sur la base d’un modèle assurantiel : le salarié produit lui-même ses propres droits. On touche là à une autre dimension, qui relève plutôt de la question budgétaire. C’est par la quantité et la qualité du travail qu’on peut financer cette protection sociale que le monde entier nous envie, et qui peut nous protéger contre les aléas de la vie, de la petite enfance à la retraite. Si donc nous souhaitons maintenir un filet de protection sociale ambitieux dans une société vieillissante au sein de laquelle la part des actifs va forcément baisser, on ne peut pas se résoudre à cet éloignement du travail, au contraire. La quantité doit augmenter avec la qualité, grâce à la hausse de la productivité horaire, ce qui n’est plus le cas en ce moment. Il ne faut pas oublier que les « conquis sociaux » n’ont été possibles que par la permanence d’un effort collectif, national, autour du travail.

Pour redonner le goût du travail, il faut donc en premier lieu que le travail lui-même change. Au sein des entreprises, le management doit se remettre en cause pour mettre sur la table la question du partage – partage des ambitions, partage des moyens, partage des rémunérations. Une démocratisation de l’entreprise permettrait d’améliorer très rapidement les conditions de travail avec des salaires plus attractifs. Ensuite, la reconnaissance des métiers doit aussi évoluer. L’anthropologue David Graeber évoquait l’inflation des bullshit jobs, ces « emplois à la con » constitués de tâches superficielles et vides de sens. À l’inverse, on a en France des emplois socialement utiles mais économiquement déconsidérés, tous ces boulots de première ligne dont on a perçu les vertus essentielles pendant la période du Covid. Il faut donc faire le choix – même s’il n’obéit pas à une logique d’abord économique – de mieux les payer pour attirer des gens dans ces métiers. Il faut aussi que l’écart entre le travail et le non-travail soit plus important. On peut penser que cela coûtera cher, mais il y a déjà un coût caché du non-travail. Imaginez que nous puissions consacrer une partie des 70 milliards de l’assistance sociale à la revalorisation de ces emplois qui créent du lien social dans une société qui en manque ! François Ruffin a raison de dire qu’il faut « héroïser » les gens qui travaillent. Enfin, il faut redonner le goût de l’effort, de l’apprentissage dès l’école, ne pas céder à une vision qui gommerait toute forme de frustration, retrouver un socle éducatif solide afin d’augmenter le niveau de formation. C’est donc un combat à mener à de nombreux niveaux, et qui ne se réglera pas en quelques mois. Mais ce doit être un chantier prioritaire pour le pays. Actuellement nous finançons notre confort social sur le dos de nos enfants en aggravant la dette publique. Si nous ne faisons rien, nous les trahirons doublement, en leur laissant un modèle social dégradé et une dette à rembourser, une dette qui est la nôtre. 

Conversation avec JULIEN BISSON

 

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