Comment peut-on améliorer le travail, le rendre intéressant et gratifiant ?

Il faut faire un zoom arrière significatif, distinguer le travail salarié, rémunéré, et le travail non rémunéré. On peut considérer qu’une grande partie de la vie est constituée de travail non rémunéré, avec d’abord la prise en charge de ses proches, sous toutes ses dimensions : le travail de transmission, le travail de soin des proches aux personnes atteintes de maladie dégénérative, l’assistance à la fin de vie… Les aidants sont des invisibles essentiels. Ils ne sont pas valorisés et sont rangés dans le monde du bénévolat. Le travail d’empathie, d’altruisme… Tout cela occupe une part essentielle du temps, qu’il faut absolument protéger. Puis vient le travail bénévole au-delà du cercle des proches, dans des associations, que des gens font par plaisir, ou par devoir moral, mais qui est aussi une manière, pour la collectivité au sens large, de se décharger de ses responsabilités en faisant réaliser gratuitement ce qu’elle pourrait ou devrait payer. Il faudrait faire en sorte que le travail associatif soit à la fois rémunéré et financièrement équilibré pour l’entité qui en prend la charge. Par exemple, les Restos du cœur ne devraient-ils pas être des services publics ? Pourquoi la santé et l’éducation en sont-elles, alors qu’une alimentation saine n’est pas garantie à tout le monde ?

« Si la nature du progrès technique a toujours été de réduire la pénibilité, cette réduction est utile au capital, mais elle ne l’est pas à tous ceux qui continuent d’effectuer des travaux pénibles »

La pénibilité du travail reste-t-elle un obstacle majeur à l’épanouissement ?

Si l’on ne s’intéresse qu’au travail productif, au sens de l’économie conventionnelle, il faut rappeler que 40 % de la population mondiale est encore occupée à un travail lié à l’agriculture – le chiffre monte jusqu’à 75 % dans certains pays. Cette situation va demeurer, même si cette part s’effondre dans les pays développés. Mais quand le travail agricole diminue, parce qu’on a lutté contre la pénibilité du travail et qu’on a augmenté sa rentabilité, on n’est pas certain que ce soit mieux : les gens qui ont été privés de travail à la campagne viennent nourrir les bidonvilles, tandis que la richesse agricole est captée par les intermédiaires de toute nature. La réduction de la population paysanne n’est pas une bonne nouvelle, sans compter les dégâts sur la nature que cause l’agriculture industrielle. Cela renvoie à un point très important : si la nature du progrès technique a toujours été de réduire la pénibilité, cette réduction est utile au capital, mais elle ne l’est pas à tous ceux qui continuent d’effectuer des travaux pénibles, aux champs ou dans le bâtiment, et ce n’est pas une réduction de l’aliénation dans le travail. Une des définitions de la pénibilité, c’est la souffrance au travail. Dans la loi, c’est souvent la jurisprudence qui définit la pénibilité par la souffrance au travail. Mais qu’est-ce que cette souffrance ? Même un cadre supérieur à qui l’on demande chaque semaine de rendre compte de sa rentabilité commerciale est en état de souffrance. Ce concept ne se limite pas à la seule souffrance physique. Autre point intéressant : si l’on réduit la pénibilité physique, nul ne peut être contre ; si, ce faisant, on industrialise et on remplace l’homme par des machines qui produisent des situations catastrophiques, on peut se poser des questions. Ainsi l’agriculture doit-elle rester une activité humaine. On devrait consacrer plus d’argent à se nourrir et à produire une alimentation saine.

Dans l’ouvrage collectif L’Avenir du travail, paru chez Fayard il y a quinze ans sous votre direction, vous préconisiez d’automatiser le travail relevant de ce que vous appelez maintenant l’économie de la mort (tout ce qui implique des énergies fossiles et des poisons divers, comme les sucres artificiels) et de stimuler le travail de l’économie de la vie (l’hospitalité, le soin, l’éducation, l’alimentation et l’agriculture durable, les énergies renouvelables, la protection de la nature). Pouvez-vous développer cette distinction ?

Oui. L’important, dans le travail, c’est son sens. On peut accepter de faire des métiers pénibles s’ils participent de la création d’une société vivable pour tous en augmentant la part de l’économie de la vie, qui seule garantit la qualité de la vie de nos enfants et de nos petits-enfants. Or il y a aujourd’hui des métiers très valorisés qui n’ont pas de sens, qui sont même criminels, et d’autres peu valorisés alors qu’ils en ont énormément. Parmi les premiers, les métiers de l’économie de la mort et de la finance purement spéculative, notamment les influenceurs ou les activités de marketing qui orientent vers la consommation des produits de cette économie de la mort. Parmi les seconds, les métiers de la transmission, de l’éducation, de la culture, de la production agricole saine, des énergies renouvelables, du soin, du logement durable, de la finance durable, dont beaucoup doivent être bien plus valorisés et mieux rémunérés. Prenons l’exemple, des enjeux de la transmission, qui sont immenses : un milliard de jeunes en Afrique ne savent ni lire ni écrire ; les besoins de formation à distance sont gigantesques. On ne manque pas de tâches passionnantes à accomplir. Rendre le travail moins pénible, ce n’est pas supprimer l’effort, au contraire, c’est l’orienter vers ce qui a du sens.

« Le temps libéré va-t-il être employé à des tâches stimulantes ou va-t-il être remplacé par le vide, dont la nature a horreur ? »

Longtemps, réussir dans son travail, c’était réussir sa vie. On a le sentiment que ce n’est plus le cas pour les jeunes. Qu’en est-il ?

C’est vrai partout. Il y a ceux qui éprouvent un sentiment d’aliénation dans le travail, qui voient leur réussite ailleurs, parce que le travail n’a pas de sens. Cela s’adosse à un refus du travail fatigant, aliénant, à un refus de participer à l’économie de la mort. De façon symbolique, cela se voit chez les jeunes diplômés qui s’interrogent sur la société au moment d’entrer sur le marché de l’emploi, se demandent si ses valeurs ne seraient pas destructrices. C’est vrai en Occident, mais pas uniquement. En Chine aussi, par exemple, où une distance brutale s’est créée entre la jeunesse et le travail, au point qu’on parle de la « génération canapé » : ces jeunes estiment que, puisque la croissance a disparu, il est inutile de travailler. Par ailleurs – signe d’un certain désespoir –, beaucoup ne veulent pas d’enfant. Cela se retrouve dans bien des pays et, en particulier, aux États-Unis, où l’épidémie d’obésité traduit une démesure du désir en même temps qu’un refus de la société comme elle est.

Ces phénomènes, depuis au moins un siècle, s’accompagnent d’une tendance très lourde, qui contribue à leur accélération : la réduction du temps de travail rémunéré. Celui-ci occupait la moitié de la vie des gens ; il n’en occupe plus, dans les pays les plus développés, que 10 %. Cette réduction, à laquelle le développement de l’intelligence artificielle (IA) contribue, est bonne quand elle rogne sur la part aliénante et inintéressante du travail ou lorsqu’elle permet de dégager du temps libre ; pas quand elle en supprime la part intellectuellement, socialement ou affectivement valorisante sans la remplacer par une autre activité similairement bénéfique.

Faut-il s’en réjouir ou le craindre ?

Tout dépend. Le temps libéré va-t-il être employé à des tâches stimulantes ou va-t-il être remplacé par le vide, dont la nature a horreur ? Sera-t-il occupé par des choses folles, à des déviances – la consommation de drogue, d’une alimentation pleine de sucres artificiels, de jeux vidéo, et plus généralement de produits de l’économie de la mort ? La question s’est déjà posée à la suite de l’invention de l’imprimerie. Certains disaient alors : à cause d’elle, on ne fera plus travailler sa mémoire, tout le savoir sera dans les livres, mais on ne les lira pas ; on sera tels des analphabètes face à un mur de savoir. Ce n’est pas ce qui est arrivé.

On se trouve une fois de plus à la croisée des chemins. Le travail peut devenir de plus en plus intéressant, en s’orientant vers l’économie de la vie… ou pas. Le temps libre peut être utilisé à des activités utiles, altruistes et innovantes, ou à l’anéantissement. En 1977, dans mon livre Bruits, j’annonçais que la musique et son industrialisation préfiguraient de changements sociaux profonds. J’affirmais qu’une société idéale n’est pas celle où l’on se rend simplement au spectacle, mais celle où l’on fait soi-même de la musique. L’enjeu est actuel : va-t-on se noyer dans des playlists à l’infini, ou aller au conservatoire, jouer d’un instrument voire composer ? Si l’on bascule dans la société de divertissement, on peut voir apparaître une humanité de zombies ; si l’on va vers une société de la vie, les gens disposant de temps libre en profiteront pour cultiver leur propre jardin, et pour s’occuper des autres.

Quels sont les freins à cette société ?

C’est très simple et très cruel : l’économie de la mort est plus rentable que l’économie de la vie. Cela la rend très puissante, et lui donne tous les moyens pour éviter un renversement de la rentabilité au profit de l’économie de la vie. Ce serait pourtant facile : c’est une affaire de législation, de tarification, de fiscalité. Mais on ne le fait pas. Pour que l’industrie de l’éducation ou de la santé soit plus rentable, il faudrait, au moins à l’échelle de l’Europe, sinon du monde, taxer plus fortement les énergies fossiles, les sucres artificiels, sinon en interdire l’usage au plus vite. Et orienter ainsi plus de moyens vers les secteurs publics et privés de l’économie de la vie.

Comment voyez-vous l’avenir du travail ?

Je rêve d’une société ou personne n’aurait envie de partir à la retraite, car le travail serait créatif et passionnant. Nous avons deux signes clairs de l’évolution du travail : la musique et l’école. Le monde de la musique classique nous révèle qu’il y a trois sortes de musiciens : ceux qui travaillent seuls et sans statut, ceux qui sont dans des ensembles précaires et ceux qui sont salariés d’orchestres renommés. L’école, elle, a toujours été le double du lieu de travail. Dans l’atelier de l’artisan, puis à l’usine, la logique de travail était hiérarchique, donc contrainte, alors qu’on devrait travailler en projet, coopérer. Pareil à l’école : nous devons nous détourner de la compétition et de l’obéissance hiérarchique et tendre vers un apprentissage de la coopération mutuellement bénéfique.

Comment l’IA va-t-elle changer le travail ?

Les études actuelles, pour ce qu’elles valent, montrent que 300 millions d’emplois vont disparaître du fait de l’IA. C’est beaucoup et peu à la fois. On va vers l’automatisation d’un grand nombre de tâches, en particulier chez les juristes et les avocats. Ainsi, la recherche d’une jurisprudence est maintenant totalement automatisée. Beaucoup de tâches et de métiers vont changer de façon très positive, comme la justice, l’éducation, la santé. Des activités très fines seront impactées. Des entreprises commencent par exemple à utiliser l’IA pour savoir si elles doivent ou non répondre à des appels d’offres – l’IA leur permet de calculer la probabilité de les remporter, ce qui leur fait gagner beaucoup de temps et d’argent. Les métiers du droit, de l’édition, de la presse seront aussi radicalement transformés. Ça va aller très vite. Les très beaux métiers de traducteur et d’interprète vont disparaître totalement. Il faut d’ailleurs se demander quelles seront les conséquences géopolitiques de cette évolution : une IA est une machine qui se nourrit de données. Si elle absorbe seulement des données chinoises et américaines – les deux principaux acteurs dans ces innovations –, toute notre pensée, toute notre culture, tout notre droit, tous nos systèmes de valeurs, toutes nos langues disparaîtront. Il est donc important que l’IA archive les milliers d’années et les millions de textes de la pensée européenne, africaine, indienne et autres pour qu’elles soient un élément constitutif d’une technologie mise au service de la merveilleuse diversité de l’espèce humaine. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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