C’est ainsi, par un chantier peu payé auquel rien ne m’avait préparé, que j’ai changé de vie. Changer de vie quand celle-ci vous est devenue insupportable s’avère moins difficile que de ne pas en changer du tout.

Ma première impression agréable quand je commence mon activité de manœuvre est à peine avouable tant elle est puérile. Il s’agit du plaisir de pouvoir se salir légitimement, un plaisir approchant celui qu’ont les enfants à sauter dans les flaques de boue.

Puisque je monnaye essentiellement ma disponibilité physique, il me faut reprendre du poids et des forces. Sur les conseils de mon médecin, je mange du pain avec du beurre, des pois chiches avec des sardines à l’huile, des pommes de terre et des œufs, toutes ces nourritures bon marché et caloriques dont j’avais par le passé pris l’habitude de me méfier. Le médecin sourit en me laissant partir : « Vous êtes le premier patient de votre âge à qui je dis de manger plus gras. »

On comprend vite l’argent quand on n’en a plus

Je suis celui qu’on appelle non parce qu’on ne sait pas faire quelque chose de difficile, mais parce qu’on ne veut pas le faire. Laver les vitres, descendre des meubles aux encombrants, nettoyer des terrasses, vider des caves, désherber les jardinets. Je ne suis pas même ouvrier, je suis manœuvre.

Je gagne environ quinze euros pour une matinée de travail, parfois vingt avec le pourboire, parfois moins quand plusieurs manœuvres désirent la même mission et que le client fait baisser le tarif. Je n’obtiens du travail que deux ou trois fois par semaine. Certaines semaines, je postule en vain à des dizaines de travaux. Il faut jouer des coudes. Un euro de différence dans votre tarif suffit à vous faire perdre l’enchère. Quand je suis choisi, je redouble de zèle chez le client, allant jusqu’à passer l’aspirateur après mon travail, sourire et attendre dans l’entrée qu’on m’invite à entrer dans le salon, dans l’espoir d’augmenter mon pourboire. Elle me sera vite venue, la docilité du pauvre. C’est drôle ce que trois euros ont d’importance pour moi aujourd’hui. Je suis tout sourire, serviable au possible. Trois euros, je m’en décrocherais la mâchoire, cinq, c’est Noël. On comprend vite l’argent quand on n’en a plus.

À certains de mes gestes, on ne peut, en dépit de mes efforts pour m’assimiler, me confondre avec les ouvriers dont je rejoins malgré moi les rangs. Travailler comme eux ne suffit pas à faire de moi un ouvrier. Cette politesse, ces bonnes manières dont j’use un peu trop paraissent suspectes et amenuisent, au lieu de les augmenter, les chances qu’on me fasse confiance. Un ouvrier compétent ne s’embarrasse pas de tant de délicatesse. Une certaine morgue démontre même que c’est le client qui a besoin de lui et non le contraire. À la première manifestation de ma courtoisie, il devient évident pour mes clients que j’ai davantage besoin d’eux qu’eux de moi.

Parfois, mon amour-propre souffre, comme cette fois où j’ai découvert des pigeons morts couverts d’asticots sous des planches sur un balcon que je devais libérer de ses encombrants, chez une étudiante en mode qui faisait un stage dans une maison de haute couture dont j’avais connu personnellement la directrice artistique. Il me suffit parfois de penser aux humiliations plus subtiles que la photographie de presse m’a fait subir par le passé pour me redonner du cœur à l’ouvrage.

Afin de déjouer mon esprit qui se révolte contre la vacuité et l’ingratitude de ces tâches, il m’arrive de m’imaginer en mission d’espionnage, jouant un rôle, escroc mondain déguisé en ouvrier, l’Arsène Lupin du bricolage. Je ne suis plus le pauvre gars qui descend des objets infects par l’escalier mais un agent effectuant un repérage pour le compte de la DGSE, truffant les pièces de caméras et de micros.

Mon premier jardin à désherber est en banlieue, à Aulnay-sous-Bois, qu’on devrait appeler « sur-Bois », tant les bois ont été ensevelis sous le béton. Loin de ces jolis quartiers de banlieue, musées de la meulière, jardins ratissés, buis taillés, rosiers, bambous, Jardiland. Ici, c’est le ciment. Derrière le grillage des pavillons, les parcelles sont étroites mais permettent l’impensable à Paris, cultiver une rangée de patates, trois d’oignons, deux enfants.

J’ai tellement baissé mon prix – dix-huit euros – que je suis choisi dans la minute. N’ayant pas encore d’outils adaptés, je me retrouve à tondre une pelouse à la serpette, à quatre pattes. À la cliente, autant prise de pitié qu’inquiète du temps que je vais mettre, j’explique avec le sérieux d’un spécialiste que ma méthode a le double avantage de préserver les insectes et de ne pas déranger le voisinage. Elle se fiche des uns comme des autres, me dit-elle, puisqu’elle quitte les lieux le lendemain. Elle doit juste laisser le jardin en état correct, comme indiqué dans son contrat de location. Je me remets à quatre pattes et accélère la cadence. Excédée par la lenteur de ma méthode, elle me laisse seul et décide de m’attendre dans un café. Quand elle revient, je n’ai pas fini. Elle patiente à l’intérieur. À travers le reflet de la baie vitrée, je la vois penchée sur l’écran de son téléphone. J’ai peur qu’elle se plaigne de moi à quelqu’un. Qu’on vienne voir à plusieurs le spectacle de cet imbécile grattant la terre comme un cochon.

Je n’ai pas de monnaie, elle non plus. Elle a assez perdu de temps et c’est donc avec une satisfaction ridicule que j’empoche son billet de vingt euros. Ces premières missions sont autant de victoires de ma volonté. […]

 

Dans le RER de retour vers Paris, les genoux noirs de terre, je garde la main pliée sur ma fortune, mon billet de vingt euros, songeant qu’en cas de tentative de vol, l’agresseur serait bien surpris de me voir sortir de mon grand sac à dos, un de mes anciens sacs photo, une serpette longue de trente centimètres au lieu d’un Nikon dernier cri. J’adresse un regard courroucé à la main tendue d’un jeune homme rom en pleine conversation sur son smartphone. La pauvreté ne rend pas solidaire.

L’argent n’a pas toujours la même valeur. Il ne vaut pas la même chose en regard de ce qu’il a fallu faire pour l’obtenir. Je n’ai jamais gagné d’argent liquide. Mes revenus, quand j’étais photographe, allaient directement sur un compte en banque que je consultais rarement. Les vingt euros dans la paume de ma main me semblent une somme considérable par le seul fait qu’elle est en liquide. Le billet me fait l’effet d’une véritable récompense, je peux en toucher l’objet physique. Le papier du billet, sa couleur familière, tout concourt à apaiser cette soif de gratitude dont l’activité littéraire est par ailleurs si avare. Le jour où je gagnerai quarante-quatre euros après avoir cassé une cuisine à la masse et descendu les débris aux encombrants, j’aurai la sensation d’une richesse extraordinaire, proche de celle que procure un billet trouvé par terre. Tout cet argent pour un travail si peu compliqué, un client que j’aurais volontiers dépanné gratuitement, pour lui rendre service, s’il s’était agi d’un ami ?

Le travail manuel, s’il est usant pour le corps, reste plus facile à réaliser que le travail artistique en ceci qu’il décharge et allège de bien des inquiétudes mentales. On s’y épuise sans se désespérer, contrairement à l’effort artistique où l’énorme mobilisation d’énergie, d’imagination et de savoir-faire ne garantit pas le succès. Le travail artistique exige d’un homme bien plus que la simple répétition de gestes ou la sollicitation de quelques muscles.

Je découvre aussi la joie inédite du travail terminé à une heure précise, l’apaisement d’une journée accomplie. Le travail artistique, lui, ne se termine jamais tout à fait. On reste des semaines, des mois ou des années l’esprit occupé par une activité en cours, en suspens. La charge est moins physique que mentale, la rumination incessante. Il demande une attention continue. Le soir ne vient pas soulager le cerveau, mettre fin à l’envie de faire mieux. On doit supporter en permanence ce goût d’inachevé. Le travail artistique, quand on s’y consacre entièrement, est fait d’un bruit de fond que rien ne peut interrompre. Mes petits boulots ont cette vertu précieuse de me faire vivre, une fois que je les ai accomplis, de véritables moments de détente. 

Extrait d’À pied d’œuvre © Éditions Gallimard, 2023

 

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