« Imaginez qu’on arrive à fabriquer un frein de vélo made in France… Ce serait formidable, non ? » Renaud Colin rêve tout haut en même temps qu’il nous fait visiter l’entrepôt de sa société, AddBike. Nous sommes le 4 octobre 2021, à Villeurbanne, dans le Rhône. C’est le milieu de l’après-midi. Dehors, il fait un temps de chien. L’endroit regorge de cartons remplis de fourches à vélo, de cadres de bicyclette, de roues, de garde-boue… Des palettes ont été remisées dans un coin, une machine à coudre dans un autre. C’est un joyeux bazar. Au fond de l’entrepôt, les employés charbonnent comme des lutins de Noël. La fin d’année est toute proche. Les commandes ont pris du retard. Le patron salue les gars et passe dans la pièce du fond pour continuer la visite. AddBike, neuf salariés, est spécialisée dans la transformation de vélos ordinaires en triporteurs. Renaud Colin, le fondateur, a imaginé un habitacle se greffant à l’avant d’une bicyclette.

Le patron revient à son rêve de « freins français » : « Plus personne n’en fabrique en grande série en France. Tout se fait en Chine… » Il s’arrête un instant pour nous montrer un modèle de vélo transformé en vélo-cargo, puis reprend : « Ça pourrait changer… En s’alliant à des sous-traitants de l’automobile français et en utilisant leurs savoir-faire, on pourrait refaire des freins en France. Depuis la crise du Covid, les sous-traitants cherchent de nouveaux débouchés… Il y a encore trois ans, ça ne les intéressait pas. »

C’est au sein d’un collectif d’entreprises locales, le cluster MAD – pour « mobilité active et durable » –, que l’idée a germé. Le cluster regroupe quelque 90 PME de la région Auvergne-Rhône-Alpes, toutes liées au vélo.

À force de se rencontrer, les entrepreneurs locaux se sont mis à rêver à un « projet de relocalisation de l’industrie du vélo » en France. Une idée un peu folle. Ils lui ont donné un nom : « le projet MAD Industrie ». Après les freins, pourquoi ne pas relocaliser les pédales, le cadre, voire les batteries ? Les choses sont encore à l’état de projet, mais l’idée fait son chemin.

À l’instar des PME du cluster MAD, plusieurs entreprises françaises ambitionnent aujourd’hui de rapatrier leurs productions dans l’Hexagone. Le torréfacteur Malongo a annoncé qu’il fabriquerait sa prochaine machine à expresso en Vendée et pas en Chine. Seqens, un sous-traitant pharmaceutique, va redémarrer la production de paracétamol dans l’Isère en 2023. Les marques de chaussures Salomon, Babolat et Millet réinstallent la fabrication de certains de leurs modèles en Ardèche. Le Coq sportif a commencé à construire une nouvelle usine dans l’Aube. La marque Lunii, créatrice de Ma Fabrique à histoires, un appareil ludo-éducatif à succès, a, elle, déjà transféré l’assemblage de son produit en France. Bref, la tendance est au « fabriqué français ».

Si la crise du Covid a joué, certaines entreprises réfléchissaient à relocaliser bien avant l’épidémie. Lunii, par exemple. « C’est une promesse qu’on s’était faite quand on s’est lancés en 2014 », explique Maëlle Chassard, cofondatrice de la société. « Sauf qu’à l’époque, ce n’était pas envisageable. On a fabriqué 20 000 unités la première année. Les entreprises françaises qui avaient des chaînes d’assemblage n’acceptaient qu’à partir de 50 000 ou 100 000 unités. On s’est résignés à aller en Chine », complète Igor Krinbarg, autre père fondateur. Ma Fabrique à histoires, depuis, a affolé les compteurs : près de 400 000 unités vendues en 2020. « On a tenu notre promesse et on a rapatrié la production du côté de Bayonne en juillet 2020 », poursuit Maëlle Chassard.

Idem chez le torréfacteur Malongo : cela faisait une poignée d’années que le boss de la société, Jean-Pierre Blanc, réfléchissait à fabriquer une machine à expresso en France. La société a annoncé fin septembre qu’Eoh, leur nouveau modèle made in France, serait assemblé à la Roche-sur-Yon en Vendée.

Le prix – 119 euros – sera supérieur à ceux des concurrents. Mais Jean-Pierre Blanc pense que les consommateurs sont en pleine révolution copernicienne : à terme, le prix ne sera plus le critère essentiel d’achat. L’origine du produit, sa « recyclabilité », sa durée de vie seront autant de critères qui compteront. « Les gens ne veulent plus des objets de mode à pas cher, mais des produits solides et durables », juge-t-il. Le made in France entre dans cette optique selon lui. Il promet qu’Eoh, la machine vendéenne, aura une durée de vie de quinze ans.

Le constat est partagé par Renaud Colin, le patron d’AddBike, dans son entrepôt de Villeurbanne : « Aujourd’hui, les gens sont prêts à payer jusqu’à 30 % plus cher un produit s’ils savent qu’il est français. Que ce soient les particuliers, les collectivités ou les entreprises. C’est un changement majeur. »

Le Covid a joué dans la décision de certains de relocaliser en France. C’est le cas pour Seqens, qui a déclaré qu’elle produirait d’ici à deux ans 10 000 tonnes de paracétamol dans l’Isère. Une annonce importante alors qu’au plus dur de l’épidémie, la France s’est retrouvée en rupture de stock. « La crise a montré qu’il existe un intérêt à implanter une partie de nos productions en Europe », a déclaré aux Échos Gildas Barreyre, le secrétaire général de Seqens. Une nouvelle usine doit être construite pour 100 millions d’euros, somme dont une partie sera prise en charge par l’État français.

Reste que revenir en France n’est pas chose aisée. Les coûts de production y sont élevés. Dès qu’il faut des bras, les prix s’envolent.

« Il y a eu une étape cruciale avant de revenir en France : les ingénieurs, explique Igor Krinbarg de Lunii. Ils ont dû repenser en profondeur la façon de produire la Fabrique à histoires. » En Chine, les chaînes de production reposent essentiellement sur les petites mains ouvrières. Sur une ligne chinoise, quarante ouvriers travaillaient au montage de Ma Fabrique à histoires. Les ingénieurs français ont imaginé une chaîne ultra-automatisée pour réduire ce nombre. Résultat : à Bayonne, où a été installée la production, ils ne seront plus que cinq ouvriers.

Quelques changements techniques ont aussi été indispensables : moins de vis pour assembler l’appareil, moins de vernis sur l’habillage, une carte électronique plus petite…

Chez Malongo, on a aussi eu recours à des ingénieurs pour repenser l’assemblage. Ces derniers ont phosphoré trois ans. « Ils ont trouvé la solution en divisant le nombre de pièces par deux, explique Jean-Pierre Blanc, le patron. Il faut d’ordinaire 140 pièces. On est descendu à 70. » Cela signifie moins de bras nécessaires à l’assemblage et des machines plus faciles à réparer.

Les fabricants de vélo lyonnais ont eux imaginé une ligne d’assemblage coopérative pour produire des volumes plus importants. Plusieurs entreprises vont se partager un même outil de production. L’usine de montage devrait entrer en service en 2022 avec une trentaine d’emplois créés à la clé.

Certains entrepreneurs ont dû faire face à une difficulté d’ampleur : la disparition de certaines connaissances techniques. Dans son entrepôt de Villeurbanne, Renaud Colin dit s’être cassé la tête pour dénicher un sous-traitant capable d’assembler à un coût acceptable des pièces de tissu nécessaires à l’habitacle de son vélo-cargo : « La technologie du textile s’est perdue en France. On avait tout un tas d’entreprises spécialisées du côté de Roanne, mais elles ont disparu. » Il s’est résigné à faire coudre en Tunisie.

Jean-Pierre Blanc, chez Malongo, a peiné à trouver un sous-traitant sachant encore assembler des machines à café : « La connaissance technique est souvent répartie entre plein de petites entreprises qui travaillent les unes avec les autres... C’est ce maillage de petits savoir-faire très précis qui a disparu. »

Les entreprises revenant en France ont aussi développé ce qu’elles appellent dans leur jargon le « service complémentaire ». En gros, proposer plus que l’objet en lui-même : une garantie rallongée, un service après-vente renforcé, des pièces certifiées recyclables une fois l’objet hors service… Chez Malongo, un réseau de seconde vie pour les machines à expresso a été mis en place. Et chez Lunii, le nombre de pièces qui pourront être recyclées a été augmenté.

Si ces initiatives sont prometteuses, la route est encore longue pour réindustrialiser la France en profondeur. Le pays comptait 4 551 000 emplois industriels en 1989. Le chiffre est passé à 3 180 000 en 2017. Une diminution de 30 %. 

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